Nous avons vu dans une précédente chronique comment les Almohades avaient vaincu et remplacé les Almoravides. Cependant, si nous voulons comprendre la rapidité avec laquelle la prédication d’Ibn Toumert rallia à sa cause la plupart des tribus de l’Atlas, il faut rappeler ce que fut le rôle joué traditionnellement en ces régions par les «prophètes» ou mahdis qui soulevèrent régulièrement le Maroc médiéval dont l'histoire est riche en mouvements sociaux à caractère messianique.
Dans la plupart des cas, les pouvoirs en place furent en mesure de réprimer de manière très violente ces diverses insurrections, même si ces dernières rencontrèrent à chaque occasion une large audience dans la population. Héritiers des devins qui jouaient un rôle important dans les sociétés berbères traditionnelles, les prophètes marocains du haut Moyen Age prêchaient en langue berbère et se plaçaient, après le Prophète Mohammed, dans la lignée des envoyés de Dieu. A cet égard, Salih al Bargwati, le fondateur de la religion des Barghwata apparaît comme le premier de cette lignée et son influence fut si importante que le nom de sa tribu se confondit avec celui de ses fidèles, à savoir les Barghwata.
Les attentes messianiques populaires se précisèrent au fur et à mesure que progressait l'islamisation du pays. L'espérance en la venue d'un sauveur appelé à purifier le monde du péché en même temps qu'il devait rétablir la justice sociale conforme à la volonté divine se maintint ainsi durant plusieurs siècles.
La prédication d'Ibn Toumert s'inscrivit donc dans une tradition locale fortement enracinée et il est intéressant de signaler que diverses prophéties contemporaines annonçaient le triomphe d'un souverain berbère destiné à fonder un grand empire musulman.
Ainsi donc, au moment où l'Europe chrétienne connaissait le même phénomène, à savoir le développement des mouvements millénaristes inspirés par les prédications de Joachim de Flore, le monde musulman berbère vit dans l'arrivée prochaine d'un Mahdi la promesse du retour à l'âge d'or des origines. La croyance en l'apparition du Mahdi annoncé par les prophéties fut alors à ce point répandue que les proches du souverain almoravide lui conseillèrent, de faire arrêter Ibn Toumert. Le grand Ibn Khaldoun nous rapporte cet épisode de la manière suivante:
«(...) Comme les devins avaient prédit qu'un roi de race berbère devait nécessairement paraître au Maghreb (…) ce prince [Ali ben Youssef] s'attendait déjà à quelques malheurs. "Protège l'empire contre cet aventurier lui disait Ibn Woheib (…) celui dont il est question dans ces méchants vers en dialecte qui courent maintenant de bouche en bouche: mets-lui les fers aux pieds ou bien un jour, il te fera entendre un tambour"»1.
Ibn Toumert usa abondamment de ces traditions au cours de ses prédications dans les tribus de l'Atlas, en se présentant lui-même comme étant le Mahdi ou l’imam impeccable. Une conception inspirée par le chiisme, mais qui s'inscrivait d’abord dans une tradition autochtone berbère.
_________________ [1] Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l'Afrique septentrionale, traduction de Slane, Alger, 1852.