Le kiosque, le bistro et le temps qui passe

DR

ChroniqueAllons-y doucement, sans ces grandes phrases qui font peur, pour mesurer l’évolution des habitudes de lecture au Maroc et deux ou trois autres petites choses.

Le 09/07/2022 à 09h01

C’était un petit kiosque bourré de journaux et de livres. Il y en avait tellement que le vendeur, dont on ne voyait que la tête, faisait corps avec cette masse de lecture. Parfois, on ne voyait même pas sa tête et on demandait «Y a-t-il quelqu’un?», alors qu’il était juste là, enseveli sous ses mille et un titres de presse.

Alors qu’il n’avait probablement jamais mis les pieds dans une école, le type était cultivé et pouvait vous entretenir de l’actualité littéraire ou politique la plus pointue. Je me souviens lui avoir dit, une fois: «Sais-tu qu’un célèbre prix Goncourt était kiosquier comme toi?» Oui, me répondit-il, l’air de rien, «Jean Rouaud!». Jean qui? «Rouaud, Rouaud, celui qui a eu le Goncourt deux ou trois ans après Tahar Ben Jelloun!»

Comme il était planté en face d’un bistro, il y avait un rituel qui consistait à faire le plein de journaux et de livres avant d’attaquer son apéro. Les buveurs crachaient plus d’argent pour lire que pour boire. Et ils buvaient pas mal!

Puis, comme disent les anciens, les temps ont changé. Les buveurs achetaient moins de journaux et lisaient davantage leurs téléphones portables. Les tirages des journaux baissaient, baissaient. Alors la masse de lecture entassée dans le kiosque a commencé à fondre et l’attitude du vendeur ressemblait de plus en plus à celle d’un veilleur de nuit. D’habitude enfoui derrière les piles de journaux, il se tenait désormais debout devant son kiosque, faisant les cent pas, guettant les lecteurs potentiels, arrêtant les passants ou presque.

Pour s’adapter à ces fâcheux temps qui changent, il s’est mis à courir derrière ses lecteurs. Il ne les attendait plus tranquillement dans sa baraque mais venait les chercher jusqu’au bistro. Parfois il s’asseyait sur un petit tabouret à l’extérieur du kiosque et scrutait les marcheurs en espérant que l’un d’eux daigne bien s’arrêter.

Et la descente aux enfers continuait. Le kiosquier s’est mis à louer ses journaux au lieu de les vendre. Puis il a supprimé plusieurs étalages, remplacés par une photocopieuse. Il dupliquait les mots croisés et les horoscopes des principaux journaux que plus personne ne lisait chez les buveurs d’en face.

Puis il a supprimé d’autres étalages encore, remplacés par des jeux de grattage, des bonbons, des cartes de recharge téléphonique. Puis il est passé à la limonade, puis aux fruits secs.

Quand il est mort, ses héritiers ont achevé la transformation du kiosque en mini-épicerie fourre-tout. Il n’y a plus aucun étalage de journaux. Quant au bistro d’en face, il a été rasé.

Vous allez sans doute me demander, amis lecteurs: «Et les derniers lecteurs de journaux, alors, que sont-il devenus?» Aucune idée, c’est le genre de questions qui ne m’effleurent plus l’esprit.

Par Karim Boukhari
Le 09/07/2022 à 09h01