Voici une histoire en deux épisodes qui donne une belle image d’une certaine jeunesse de notre pays.
Premier épisode: mardi dernier, je donne un cours d’épistémologie de trois heures au cours duquel j’examine avec des élèves-ingénieurs une célèbre controverse qui opposa les philosophes hellénisants au fameux Ghazali. L’affaire n’est pas simple. Il faut d’abord examiner certains aspects de la doctrine d’Aristote en ce qui concerne la définition du savoir et de la science (ce sont deux choses différentes). Il faut ensuite étudier comment nos falasifa ont utilisé cette définition pour interpréter certains textes sacrés. Enfin, il s’agit de comprendre pourquoi cela irrita grandement Ghazali, qui condamna ces imprudents, et comment Ibn Roshd vint à leur secours, bien plus tard, et les exonéra de tout péché. Le cours se passe très bien, les étudiants participent avec ardeur et puis on se sépare.
Le jeudi suivant, juste avant que le cours ne commence, une étudiante s’approche de moi et me demande si elle peut s’adresser à ses condisciples. Imaginant qu’il s’agit de leur proposer une excursion de week-end ou des activités sportives, ou quelque chose de ce genre, je lui réponds:
- Bien sûr, prends cinq minutes et je commencerai le cours ensuite. Qu’est-ce que tu as à leur dire?
C’est alors qu’elle me regarde droit dans les yeux et qu’elle me dit d’une voix ferme:
- Monsieur le professeur, je crois que vous avez fait une erreur mardi dernier. Vous n’avez pas exposé correctement la position d’Ibn Roshd sur la question de la connaissance. Et je vais le prouver.
Précision: elle a 19 ans.
Estomaqué, je vais m’installer dans les gradins de l’amphithéâtre, comme un étudiant attardé, pendant qu’elle ouvre son ordinateur portable, qu’elle le raccorde au système audio-visuel de la salle et qu’elle projette sur l’écran le texte arabe de Fasl al-Maqal. Et la voici qui se met à lire d’une voix assurée des passages qu’elle avait soulignés d’avance et qui, selon elle, signifient autre chose que ce que j’avais dit le mardi précédent.
Pour le coup, je propose à tous les étudiants que nous lisions tous ensemble le texte et que nous le commentions pour qu’eux-mêmes décident qui, de moi ou de l’étudiante, a raison. Au lieu de cinq minutes, c’est deux bonnes heures que nous passons à décortiquer le texte, allant de plus en plus dans la profondeur philosophique de la pensée d’Ibn Roshd. Tout le monde participe avec passion à la joute oratoire, il ne manque que des huissiers à chaîne et un président de séance pour que cela devienne une session animée du Parlement.
En fin de compte, les étudiants décident qu’il y a match nul -tout tourne autour de la différence de nature entre savoir humain et savoir divin-, c’est-à-dire que nous avons tous deux raison (pour les gens de bonne composition) ou tous deux tort (pour les esprits chagrins).
Et il se passe alors quelque chose d’inusuel: les étudiants applaudissent leur camarade, qui reprend son ordinateur et regagne sa place, et j’ose croire qu’une petite partie de l’ovation va au prof’ qui s’est défendu courageusement, comme la chèvre de monsieur Seguin.
En rentrant chez moi, dans le soir doux et odorant de Ben Guerir, je me disais que si nous avons des étudiantes capables de défier leur professeur parce qu’elles estiment qu’elles ont mieux compris que lui un texte ardu et qui traite de questions d’une grande subtilité, alors nous sommes sur la bonne voie.
À condition, bien sûr, que personne ne mette d’embûche sur leur chemin.