Ils occupent tous les espaces publics, ronds-points, marchés, portes de mosquées, de banques ou de pâtisseries… et investissent même les réseaux sociaux, pour les plus modernes d’entre eux, avec des techniques et des répertoires sans cesse réinventés!
Ils professent de manière stationnaire ou ambulante, saisonnière ou permanente, en solo ou en «gangs» organisés, jouent sur la fibre attendrissante ou tentent la pression psychologique, voire l’agressivité.
Toute l’année se transforme en «awacher» avec, comme pic de la haute saison, le mois de ramadan, dévoué fondamentalement au jeûne et aux œuvres de charité.
D’après des statistiques présentées comme officielles et circulant dans les médias d’ici et d’ailleurs depuis l’année 2018, ils seraient quelque 195.000 mendiants faisant détenir par le Maroc un palmarès peu glorieux, en tête du podium des pays arabes, suivi par l’Égypte avec 41.000 mendiants.
On imagine sans peine les répercussions d’un tel fléau sur la sérénité de la circulation dans la voie publique pour le citoyen lambda, culpabilisé injustement et harcelé de toutes parts du matin au soir, en plus de l’impact sur l’image d’un pays à forte vocation touristique, particulièrement à l’approche de la Coupe du Monde.
Personne ne peut nier la dureté des conditions de vie, les situations de handicap et le poids de la pauvreté, mais celle-ci n’explique pas à elle seule un phénomène en essor fulgurant revêtant toutes les apparences d’une profession lucrative organisée.
C’est d’autant plus grave qu’on assiste, au vu et au su de tout le monde, à l’exploitation des enfants et même de nourrissons appartenant à on ne sait qui et endormis par on ne sait quels moyens, interrogeant sur la nature des autres trafics qui se cachent derrière (traite d’êtres humains, abus de confiance, drogue, prostitution…) et interpellant quant au rôle des pouvoirs publics et des institutions de protection sociale.
S’il est impératif d’investir davantage dans la prévention de la précarité et dans la prise en charge sociale à travers les centres dédiés, il est également urgent de sévir en usant de l’arsenal juridique existant.
L’article 326 du Code pénal marocain est clair: «Est puni de l’emprisonnement d’un à six mois quiconque, ayant des moyens de subsistance ou étant en mesure de se les procurer par le travail ou toute autre manière licite, se livre habituellement à la mendicité en quelque lieu que ce soit».
Même du point de vue du droit islamique, la mendicité est loin d’être bien considérée si la personne est en mesure de subvenir à ses besoins; tandis que l’aumône facultative (la sadaqa) est érigée en grande vertu purificatrice de l’âme, et la zakat instaurée comme un droit sur les biens et troisième pilier de l’islam.
Un Hadith rapporté par Mouslim et par Boukhari affirme dans ce qui est devenu une sentence populaire: «La main qui donne vaut mieux que celle qui reçoit».
Sur le plan culturel, l’image du mendiant, dans la véritable acception du terme, est associée à notre sort à tous de quémandeurs devant le Grand Pourvoyeur.
Des ordres mystiques avaient même adopté la mendicité comme moyen d’existence et comme chemin idéal pour accéder au sublime. Tel est le cas de la confrérie des Heddawa dont le fondateur, Sidi Heddi, avait renoncé à tous les biens de ce monde et à l’aisance familiale pour goûter aux joies mystiques du dépouillement.
Voici, à ce titre, l’essentiel de l’enseignement Heddaoui, tel que recommandé par le cheikh à ses disciples: «Mangez ce que vous avez dans la poche! Dieu vous apportera ce qu’il a dans l’inconnu. Ne thésaurisez pas ni ne vous affligez; vous ne conserverez plus d’un dirham sur vous!»
Mais les temps ont bien changé depuis les spiritualités des mendiants-errants et leurs renonciations aux désirs de possession! Comme tout ce qui brille n’est pas or, tout ce qui mendigote n’est pas misère.
Les légendes urbaines se sont emparées des revenus quotidiens de certains pseudo-nécessiteux et de leurs gains substantiels, considérés comme supérieurs parfois à ceux d’authentiques travailleurs, alors que les vrais pauvres se refusent avec dignité à tendre la main.
On se souvient tous de l’histoire de cette mendiante de la région d’Agadir et d’Aït Ourir qui avait défrayé la chronique en 2021 avec son riche patrimoine qui ferait pâlir d’envie ses généreux donateurs, en plus de son 4X4 portant le sigle d’une Allemande de grand luxe qui lui servait de moyen de locomotion.
De plus en plus conscients des effets pervers d’une charité mal dirigée, les mentalités paraissent mûres pour un changement alors que le phénomène semblait impossible à éradiquer.
Pour preuve: les résultats d’une consultation citoyenne lancée, via sa plateforme digitale, par le Conseil économique, social et environnemental, rendus publics le 20 mars dans le cadre de l’élaboration d’un avis sur «la pratique de la mendicité au Maroc», montrant que 70% des participants à la consultation soutiennent la prévention de ce phénomène.
Autre fait révélateur: le succès retentissant de la série «Jouj Wjouh», diffusée sur 2M durant le mois de Ramadan et explorant les faces cachées de la «profession», avec pour conséquence surprenante la sortie révoltée de plusieurs mendiants sur les réseaux sociaux, pestant et tempêtant contre l’actrice principale, accusée de les avoir privés de l’habituelle et nécessaire compassion.
On ne va pas se plaindre, pour notre part, que les médias publics assument leur rôle, en attendant d’autres productions et des illustrations sur le terrain valorisant le travail et bannissant toute forme de parasitisme.
C’est le dramaturge et romancier Georges Courteline qui avait écrit à ce propos, dans son «Messieurs les ronds-de-cuir» : «L’homme qui, sciemment, froidement, accepte la rétribution de fonctions qu’il n’a pas remplies est un mendiant de la plus basse espèce».