C’est l’une des phrases les plus célèbres de toute la philosophie. «L’enfer, c’est les autres» est la dernière réplique de Huis Clos, la pièce écrite par Jean-Paul Sartre à Paris en 1943, en pleine Occupation. On la connaît dans toutes les langues, on la tague sur les murs, je l’ai vue sur un ticheurte.
C’est aussi une citation mal comprise, le plus souvent. Rien à voir avec la misanthropie. En fait, Sartre voulait exprimer deux choses qui sont essentielles dans son système. D’abord, l’existence d’autrui est constitutive de l’image que nous avons de nous-mêmes. C’est en nous regardant avec les yeux des autres que nous nous jugeons. (L’homme qui vit tout seul au fin fond de la jungle n’a aucun point de vue moral sur ses actions. Il ne “vole“ pas lorsqu’il cueille des fruits, il ne “ment pas“ lorsqu’il se raconte des histoires, il n’est hypocrite en aucun cas…) Par conséquent (et c’est la deuxième idée), si nos rapports avec les autres se trouvent être mauvais, viciés, conflictuels alors nous avonsune mauvaise image de nous-mêmes, nous sommes mal dans notre peau, nous sommes déchirés: nous sommes en Enfer.
En ces jours de confinement, la phrase de l’auteur de La Nausée prend un relief inattendu.
Ceux qui passaient leurs journées dehors, dans un anonymat bien pratique, ceux qui allaient s’isoler à la pointe des jetées ou dans des cafés où on ne les connaissait pas, ceux-là expérimentent aujourd'hui dans le confinement, et de la façon la plus brutale qui soit, le poids de la sentence de Sartre. Les voici confrontés à chaque instant aux autres, à leur regard, à leur jugement –et tout cela agit sur leur estime de soi. S'ils se découvrent inutiles, veules, peu recommandables, comment s'étonner que la violence explose?
Vous me dites:
– Oh là là, qu’est-ce qu’on est sérieux aujourd’hui, Mr. L. Et même sinistre…
Vous avez raison. Mais vous savez quoi? Nous allons ensemble corriger Sartre. (Nous n’avons peur de rien.)
Parce que quand même, nous avons appris quelque chose, dans cette épreuve inattendue. Quelque chose de vital.
Regardant les rues désertes, au loin une autoroute vide, un ciel uniformément bleu (sans les traînées de condensation des avions), observant un silence inhabituel, nous avons compris que ce qui donne du sens au monde, ou plutôt du goût, c’est l’amitié, l’amour, la tendresse, la camaraderie –ces sentiments désintéressés.
Peut-on se passer de ceux qui nous donnent tout cela? On peut se passer des “autres“, au sens de Sartre. Mais ceux-là?
L’Enfer, c’est peut-être les autres; mais le Paradis, assurément, ce sont quelques-uns. Et ça, monsieur Sartre, ça fait toute la différence.