Le sérieux

Tahar Ben Jelloun.

Tahar Ben Jelloun.

ChroniqueAh si le sérieux pouvait s’acheter au marché! On ferait la queue, disciplinés, chacune et chacun son sac ouvert pour y déposer entre cinq cents grammes et un kilo. Il aurait la couleur de l’eau, serait inodore et transparent. Une matière immatérielle. Une bouffée de bien-être et de bonne conduite. On repartirait la conscience tranquille, car tout ce qu’on va entreprendre, on le fera sérieusement. Une publicité dirait «Au Maroc, le sérieux est naturel».

Le 31/07/2023 à 11h00

On ne peut pas avancer dans la vie si on ne prend pas les choses au sérieux. Et pour cela, il faut avoir de l’assurance et de l’humour. C’est ce que dit Arthur Miller: «La vie est sérieuse, mais si vous la prenez au sérieux, vous ne vous en remettrez pas. On ne se sauve de l’absurdité de la vie que par l’humour, sinon, on coule».

Il faut l’avouer: le sérieux est une denrée rare dans notre pays. Certes, si le Maroc avance, c’est parce qu’il existe des personnes qui font du sérieux une valeur essentielle qu’elles respectent. Sans cela, on serait aujourd’hui un pays à la traîne, que personne ne prendrait au sérieux.

Sans le sérieux, rien n’est possible.

À commencer par la ponctualité.

Un jour, je demande à un avocat de me donner un rendez-vous. Il me répond: «Passez après la prière de l’après-midi». C’est vague. Je ne vois pas ce que la prière vient faire dans un rendez-vous de travail.

- Donnez-moi une heure précise.

- Je vous ai dit «après la prière».

Je me rends à son cabinet. Cinq hommes et une dame attendent. Eux, comme moi, ne font pas la prière de l’après-midi.

L’avocat finit par arriver, au moins une heure après la fin de la prière. La suite, je préfère ne pas la raconter, car elle relève de l’absurde et du manque de sérieux.

Je sors de là consterné. Je me dis que je ne peux pas confier mon affaire à un individu qui ne respecte pas ses rendez-vous et qui mêle la religion à toutes les sauces. Je lui ai dit : «La religion est une affaire privée. Vous devez la respecter et faire votre travail sans y recourir tout le temps». Il n’a pas été content. Je quitte son bureau.

J’en parle autour de moi. On me dit : «Mais ils sont nombreux comme ton type!»

Internet est tombé en panne à la maison. Téléphone. Attente. Enfin quelqu’un me répond. Je lui explique ce qu’il se passe. «On vous envoie un de nos techniciens demain entre 9h et 18h». Pourquoi pas tout de suite? «Parce que tous nos agents sont dehors».

Je proteste: je ne peux rester chez moi toute une journée sans pouvoir me déplacer dans l’attente de la visite du technicien.

Il me répond: «On ne peut pas faire autrement».

J’attends. À 18h, personne. J’appelle. Un message pré-enregistré me répond…

Le lendemain. Téléphone. Attente. Promesse. Etc. Ça, c’est un manque de sérieux.

Nous avons tous eu affaire un jour à ce genre de problème, que ce soit avec le plombier, l’électricien ou le réparateur de quelque machine. Les pires, ce sont les menuisiers. C’est une espèce à part. Je respecte les artisans en général. Je reconnais leur compétence, mais je souffre de leur manque de sérieux. Les garagistes font eux aussi partie d’une espèce à part: ils prennent un malin plaisir à passer du temps penchés sur votre auto. Ils ne font rien, ou ils font semblant de réparer quelque chose. Ils aiment garder votre véhicule dans leur garage. C’est ainsi.

Nous sommes très nombreux à souffrir. On nous dit «il faut vous adapter, c’est comme ça dans ce pays, ailleurs ce n’est guère mieux…».

Les grandes réalisations qui ont été faites au Maroc, nous les devons, bien sûr, aux directives de Sa Majesté, et au sérieux, très puissant sérieux, de celles et ceux qui se sont mis au travail pour que notre pays devienne un pays émergent, jalousé et en plein développement.

Sa Majesté a eu raison d’axer son discours du Trône sur la notion de «sérieux». C’est une pédagogie nouvelle qui nous attend: en finir avec le flou, le laisser-aller, le n’importe quoi, le manque de considération pour le travail bien fait. En finir avec une mentalité fataliste, comme si nous n’étions responsables de rien.

Cela commence à l’école, se poursuit dans la famille et dans notre environnement. Il faut du temps et de la persévérance pour qu’une réputation de bonne qualité soit attachée à un pays. Et il suffit d’un rien pour que cette réputation soit ruinée.

D’où vient le grand succès mondial de l’industrie automobile allemande? Tout simplement parce que cette industrie a été érigée sur la rigueur et l’exigence. Je me souviens avoir été impressionné par le nombre de limousines allemandes circulant à Pékin. Je m’étais renseigné. La Chine avait acquis un million et demi de véhicules de grand luxe chez des sociétés allemandes qui ont toujours donné satisfaction par le sérieux et la qualité de leur travail.

Ceci est un exemple important, à méditer. Il est valable dans tous les domaines. Sans rigueur, sans sérieux, sans exigence, rien n’est possible.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 31/07/2023 à 11h00