Le «projet Reguibat»: une manœuvre de l’Algérie française pour assujettir le Sahara atlantique

Jillali El Adnani.

Jillali El Adnani.

ChroniqueDans les coulisses diplomatiques de la fin de l’empire colonial, la France tente de construire un «front Reguibat» pour affaiblir le Maroc. Une politique fondée sur la division ethno-tribale, révélée par des documents confidentiels, dont le but final était de préserver ses intérêts et ceux de l’Algérie française dans la région du Sahara atlantique.

Le 13/04/2025 à 08h57

À la fin des années 1950, alors que l’empire colonial français vacille et que les indépendances africaines se précisent, Paris cherche à préserver ses intérêts stratégiques dans le Sahara atlantique, région convoitée pour ses ressources minières appartenant historiquement au Maroc, fraîchement indépendant. C’est dans ce contexte qu’est lancée, le 8 février 1958, l’opération Écouvillon, une offensive militaire conjointe franco-espagnole contre l’Armée de libération marocaine (ALM), active dans le sud du territoire.

Mais au-delà de la dimension militaire, la France conçoit une stratégie politique de plus long terme: créer un «front Reguibat» en s’appuyant sur les tribus sahraouies pour freiner les revendications territoriales marocaines. Ce projet visait à instrumentaliser les identités tribales pour renforcer la position française dans les négociations à venir sur les frontières post-coloniales, tout en préservant l’accès aux gisements de fer de Fort Gouraud (actuelle Zouérat, en Mauritanie) et de Gara Djebilet (aujourd’hui en Algérie).

Diviser pour mieux régner

Les archives diplomatiques françaises conservées à l’ambassade de Madrid mettent au jour la nature de cette manœuvre, conçue comme un projet séparatiste s’inscrivant dans la logique de morcellement déjà expérimentée en Algérie. Un document confidentiel daté du 1er avril 1958 précise ainsi:

«Il s’agit d’assurer le contrôle des Reguibat dans la Seguiet orientale à l’Est de Smara, contrôle impossible sans accord avec les Espagnols. Or, le ralliement des Reguibat est le fait politique essentiel qui doit nous permettre d’envisager favorablement les négociations avec le Maroc devant l’opinion publique internationale. Il nous autoriserait, en effet, à nous prévaloir de la volonté de ces populations nomades d’échapper à l’emprise marocaine.» (Note par G. Cusin, Archives de La Courneuve, Ambassade de France à Madrid, 396PO/F, 1040).

Ce document éclaire l’enjeu principal: donner une apparence de légitimité à une entreprise de fragmentation territoriale en invoquant la supposée volonté d’autonomie des tribus nomades. La France veut utiliser le sentiment identitaire des tribus Reguibat pour légitimer une stratégie coloniale. En mobilisant ces populations nomades dans un scénario séparatiste, elle espérait influencer favorablement les opinions internationales et peser sur les négociations frontalières avec le Maroc. Ce type de manœuvre révèle les dynamiques coloniales complexes qui ont marqué les relations franco-marocaines à la veille des indépendances africaines. Loin d’être un simple calcul géopolitique, cette stratégie s’inscrivait dans une vision néocoloniale plus large visant à maintenir une influence française indirecte dans une région en pleine redéfinition.

Les Reguibat, une carte politique instable

Mais la mise en œuvre de ce projet ne s’est pas déroulée comme prévu. Les négociations d’Évian, amorcées en 1961 pour mettre fin à la guerre d’Algérie, ainsi que la rétrocession de Tarfaya au Maroc en 1958, ont obligé la France à ajuster sa stratégie. Le «projet Reguibat» perdra progressivement de son sens politique et s’éteindra en 1962, lorsque les tribus concernées refuseront la souveraineté algérienne sur la région de Tindouf.

Concernant les mines de fer de Gara Djebilat, la France avait entrepris des démarches diplomatiques pour associer l’Espagne à la société MIFERMA, tentant ainsi de mieux positionner sa stratégie dans la délicate renégociation des frontières et d’intégrer toutes les factions des Reguibat sous son contrôle direct. Ce projet initialement français sera ensuite repris par l’Algérie dans les années 60, illustrant une continuité dans les politiques territoriales malgré les changements d’acteurs régionaux.

La position française sur cette question stratégique a été clairement exposée dans un document diplomatique de l’époque:

«Il n’est pas douteux que le ralliement des Reguibat et leur reprise en main par les autorités françaises du Sahara (OCRS, Algérie) constituent une réponse aux prétentions que le Maroc essaye en ce moment d’affirmer sur le Sahara occidental et sur Fort-Gouraud, c’est-à-dire sur une région qui correspond grosso modo à la «terre Reguibat». Si cette opération réussit complètement et dure, elle peut être une carte excellente dans notre jeu. Mais elle est loin d’être complètement réussie, un tiers seulement des Reguibat paraissant s’être ralliés jusqu’à présent. D’autre part, il n’est pas certain qu’elle dure: les Reguibat pourraient un jour nous trahir, comme ils trahissent en ce moment les Marocains, avec lesquels ils ne cesseront jamais de garder des contacts. En pareil cas, nous pourrions être amenés à regretter d’avoir incité les Reguibat à se regrouper et de les avoir attirés vers le Nord en les rattachant à l’OCRS et à l’Algérie. Quand leurs tribus dépendaient à la fois de la Mauritanie (c’est-à-dire de l’AOF) et de l’Algérie, on pouvait espérer, en cas de trahison, de garder en main celles de Mauritanie, les plus éloignées du Maroc et les plus proches de Fort-Gouraud. Telle est la pensée de la France d’Outre-mer et la raison qui la conduit à demander que la question soit reprise à l’échelon interministériel.» (Archives diplomatiques de La Courneuve, Direction générale des affaires politiques, Direction d’Afrique-Levant, Note, Dossier problème Reguibat, Maroc 139, 1958-1968)

Ce document illustre clairement les inquiétudes françaises quant à la fidélité à long terme des Reguibat, soulignant leur rôle central et incertain dans le jeu diplomatique et territorial complexe du Sahara occidental.

Cette mise en garde traduit une réalité bien connue des stratèges coloniaux: les alliances tribales sont souvent de circonstance, et leur loyauté ne peut être garantie à long terme. La crainte d’un retournement des Reguibat montre que ce projet tribal relevait davantage de la politique d’illusion que d’une maîtrise réelle du terrain.

Économie et dissuasion: le levier de Tindouf

Dans un effort pour consolider leur influence, les autorités françaises ont envisagé de déplacer le centre de gravité économique des Reguibat, jusque-là tourné vers le sud marocain, vers la région de Tindouf, alors sous contrôle français. Une note interne propose une approche économique ciblée:

«L’étude des possibilités d’action économique a montré que les Reguibat se rendaient périodiquement à Goulmine où ils étaient assurés de vendre leurs chameaux et où ils trouvaient à s’approvisionner en denrées que le Gouvernement marocain leur procurait à bas prix. Une réunion ultérieure entre les Représentants de l’OCRS, des ministères du Sahara et de la France d’Outre-mer, étudiera les possibilités de déplacer le centre d’attraction économique des Reguibat de Goulmine vers Tindouf, et rédigera à l’intention du président du Conseil un projet d’instructions de cette perspective.» (ibidem)

L’objectif était clair: détacher les tribus de l’orbite marocaine en les intégrant dans un circuit économique contrôlé par Paris, tout en préparant le terrain à une éventuelle présence française prolongée dans le Sahara. Ce projet ne verra pas le jour sous l’égide française, mais il sera partiellement repris par l’Algérie après son indépendance, signe de la continuité des enjeux territoriaux dans cette région charnière.

Par Jillali El Adnani
Le 13/04/2025 à 08h57

Bienvenue dans l’espace commentaire

Nous souhaitons un espace de débat, d’échange et de dialogue. Afin d'améliorer la qualité des échanges sous nos articles, ainsi que votre expérience de contribution, nous vous invitons à consulter nos règles d’utilisation.

Lire notre charte

VOS RÉACTIONS

0/800