D’apparence anecdotique, la polémique a quitté les quartiers de la ville de Souk El Arbaa du Gharb, au cœur de la province de Kénitra, pour gravir les marches du Parlement et se muer en affaire de représentation collective.
Dans une question écrite adressée au ministre de l’Intérieur, la députée socialiste Aïcha El Karji a ainsi relayé le sentiment croissant d’une population désireuse de tourner la page d’un passé rural et de moderniser son image. Vestige d’un temps où le marché hebdomadaire structurait l’espace et le rythme social, le nom est aujourd’hui perçu, par certains, davantage comme une entrave que comme un glorieux héritage.
Derrière cette querelle toponymique, se joue bien plus qu’une simple révision de nomenclature. C’est la mémoire que l’on retouche, le territoire que l’on maquille, l’Histoire que l’on redessine, révélant une tension entre passé et projection de soi, entre ancrage identitaire, relique encombrante et désir de reconfiguration symbolique.
L’affaire n’est pas isolée, loin s’en faut. La presse nous rappelle qu’en 2020, un parlementaire de Ghafsai, élu sous l’étiquette du PJD, plaidait déjà pour un lifting toponymique de Qaryat Ba Mohamed, estimant qu’il ne reflétait plus la réalité urbaine du lieu.
Depuis, les demandes de ce type surgissent ici et là, portées par une même aspiration: faire correspondre les noms aux visages d’aujourd’hui, qu’il s’agisse de petits hameaux ou de grandes agglomérations, qu’il s’agisse d’El-Hanchane ou de Zhiliga.
Nous le savons tous: les noms ne sont jamais neutres. Ils condensent l’Histoire, incarnent la géographie, traduisent des langues, des cultures, des modes de vie.
Ce que certains voudraient cantonner au folklore fut, en réalité, le cœur battant de nombreuses régions. Un souk hebdomadaire, par exemple, dépassait le simple lieu de transaction de fruits, de légumes, de bétail et d’autres produits jugés triviaux, mais pourtant vitaux. Il constituait à la fois un centre d’affaires, un foyer d’échanges, un forum tribal, au sens antique du terme, où se réglaient les affaires, se nouaient les alliances et se résolvaient les conflits.
Plusieurs localités au Maroc portent le nom de Souk ou font référence au jour hebdomadaire de rassemblement: Tnine Gharbia, Tlat Sidi Bennour, Souk Larbaâ d’Arekman, El Khemis des Aït Ouahi, Sebt Oulad Nemma, Had Kourt…
L’implantation même de Souk El Arbaa n’a rien d’anodin: c’est un lieu de mémoire, chargé d’Histoire, situé sur la route Makhzen reliant Tanger à Fès, au cœur du territoire des Beni Malek. Il abritait l’un des plus grands marchés du Gharb, aux côtés de celui de Lalla Mimouna, et était considéré par Michaux-Bellaire comme le plus important de la région, en raison de sa position centrale.
Mais l’importance du site ne s’arrête pas à sa fonction commerciale. Son ancrage dans la longue durée est indéniable: identifié par l’historien et archéologue René Rebuffat à la ville antique de Vopiciana, il a révélé, lors de la construction de la voie ferrée durant le Protectorat, des ruines romaines, ainsi qu’un gisement de galets aménagés témoignant d’un peuplement préhistorique.
Son nom complet —Souk El Arbaa de Sidi Aïssa ben Hassan— rappelle une autre strate de cette mémoire: l’organisation du marché autour du sanctuaire du saint éponyme, mystique et résistant du 16e siècle, tombé face aux Ibères lors de leurs incursions atlantiques.
La famille des Msabha, à laquelle appartenait le saint, formait une lignée de guerriers animés d’un souffle mystique, engagés dans une résistance à la fois spirituelle et militaire.
Que le souk, destiné à devenir le cœur névralgique de la cité, se déploie autour du sanctuaire n’a rien d’exceptionnel: c’est là un schéma récurrent, révélateur d’une articulation entre le sacré et le fonctionnel dans la structuration urbaine.
Effacer la mention «Souk», c’est effacer une mémoire plurielle et tenace, dont le nom reste le dernier témoin.
Effacer un toponyme de manière générale, ce n’est pas seulement changer d’étiquette: c’est déplacer le centre de gravité d’un territoire, recouvrir le passé sous un vernis de modernité, maquiller l’ancrage sous l’illusion du progrès.
Même logique pour Qaryat Ba Mohamed, point d’ancrage pour les bédouins Achajaâ, rattachés aux Chraga, qui fournirent une part de l’armée guich.
Le mot qarya, en arabe, signifiant «village», puise à une racine sémitique ancienne, qrt, que l’on retrouve dans Qart-Hadash (Carthage), la «New York», «ville neuve» phénicienne, ou encore dans Qerta, devenue Cirta sous les Romains.
Autant dire que ce terme, trop vite relégué au registre du rural, charrie un héritage urbain parmi les plus anciens de la Méditerranée.
Quant à Ba Mohamed Chergui, caïd makhzen proche de la dynastie alaouite —sa fille ayant épousé le sultan Moulay Abdallah et donné naissance à Sidi Mohammed III—, il est à l’origine d’une lignée influente, durablement implantée dans la région, dont le nom s’est fixé au lieu, parfois accolé à la confrérie Senoussiya.
Loin d’évoquer une simple rusticité périphérique, le toponyme cristallise un nœud de mémoire tribale, militaire et dynastique: un palimpseste identitaire où s’enchevêtrent pouvoir, lignage et territoire.
En vérité, le problème n’est pas le mot, mais la perte de sens qui l’entoure et le regard appauvri qu’on lui porte.
Dans bien des cas, le désir de changement semble moins animé par une volonté de rendre justice à une histoire locale que par une gêne diffuse: celle d’être perçu comme «rural», «villageois», «en retard». Une gêne qui révèle une fracture plus profonde entre mémoire et présent, entre ce que l’on a vécu et ce que l’on souhaite désormais projeter, entre fidélité au passé et narration contemporaine de soi.
L’argument selon lequel le nom ne correspond plus à la réalité sonne creux: sinon, faudrait-il rebaptiser Fnideq sans son caravansérail, Rabat sans son ribat, ou El-Menzel privé de gîte d’étape? Que dire alors d’El Gara sans ses campements de tentes, d’El Brouj sans ses tours, de Jrada sans sa mystérieuse sauterelle? Et dans la foulée, que faire de Boujniba ou Qanfouda?
Faut-il aussi renommer Dar Gueddari, Dar Ben Karrich ou Dar Ould Zidouh, au prétexte que les maisons seigneuriales qui les ont fondées ne sont plus là? Deroua, comme Madagh, évoquent bien plus qu’un simple pistachier lentisque: ils portent la mémoire d’un territoire.
Cette cascade d’exemples nous rappelle, au passage, que le désir d’effacement n’est jamais neutre: il peut être aussi éminemment politique. La toponymie devient alors un véritable champ de bataille mémoriel, entre une politique qui gomme et une mémoire qui résiste.
C’est le cas d’Ahermoumou, dans le Moyen Atlas. De cette petite ville est partie la tentative de coup d’État contre le roi Hassan II, le 10 juillet 1971, dirigée par M’hamed Ababou, avec la complicité du général Medbouh, mobilisant quelque 1.300 cadets de l’école militaire locale.
Depuis, Ahermoumou a été rebaptisée Ribat al-Khayr («Camp du bien»), comme pour la placer sous une bonne étoile. Mais, ainsi que le rappellent des associations locales, le nom initial reste plus vivant que jamais dans les usages, tandis que celui qui lui a été imposé ne survit que dans les documents administratifs.
Car les noms, archives à ciel ouvert, ne meurent pas par décret.Ils demeurent, veilleurs invisibles de la langue, des lieux et des événements, même lorsque les pierres sont tombées, les alliances défaites, les sanctuaires oubliés. Ils portent la trace de ceux qui ont construit, prié, combattu, planté, enseigné, gouverné, espéré. Ils disent la pluralité des langues, des appartenances, des usages, et parfois, malgré le silence des siècles, murmurent encore l’Histoire aux passants distraits.