Tifinagh: alphabet vivant ou artefact symbolique?

Mouna Hachim.

ChroniqueUn peu plus de deux décennies après son officialisation par le Maroc comme alphabet de la langue amazighe, une question, aussi simple que dérangeante, demeure: qui lit aujourd’hui couramment le tifinagh?

Le 28/06/2025 à 11h06

Il s’affiche, se décline, se calligraphie, se célèbre, se sacralise…

On le retrouve sur les devantures ministérielles, dans les spots officiels, sur les façades institutionnelles. Sans oublier les rencontres qui retracent le long chemin vers la reconnaissance, telle la célébration organisée cette semaine par l’Institut Royal de la Culture Amazighe, vingt et un ans après son homologation par l’Organisation internationale de normalisation.

Petit rappel en trois dates.

En 2003, le Maroc adopte officiellement la transcription de la langue amazighe en tifinagh, un geste salué comme un acte fort, porteur d’une volonté de réconciliation avec une identité longtemps reléguée aux marges du récit national.

Huit ans plus tard, la nouvelle Constitution consacre l’amazighe comme langue officielle de l’État, aux côtés de l’arabe.

Puis vient la loi organique adoptée en 2019, entérinant un choix sans équivoque: le tifinagh devient, de manière exclusive, l’alphabet officiel de la langue amazighe standard, désormais requis dans tous les domaines relevant de la sphère publique, de l’école aux administrations, en passant par la signalétique, les espaces institutionnels ou les supports de communication.

Mais entre le symbole et l’usage, entre l’intention politique et la réalité sociolinguistique, le fossé demeure. Ce système graphique, à haute valeur symbolique, oscille entre reconnaissance institutionnelle et faible ancrage populaire. Il cristallise à la fois les espoirs et les impasses d’une politique linguistique amazighe encore en devenir.

Un choix normatif en apparence irréprochable: un alphabet autochtone, enraciné dans l’histoire, affranchi des dominations passées, porteur d’une identité singulière.

Un compromis, censé désamorcer les tensions entre les partisans de la graphie arabe, fidèles à un Orient souvent fantasmé, et les défenseurs de l’alphabet latin, parfois accusés de forfaiture culturelle.

Faut-il le rappeler? Le tifinagh plonge ses racines dans une mémoire graphique profonde. Héritier d’un système d’écriture millénaire, également connu sous le nom de libyque, il s’est diffusé à travers une vaste aire berbère, aux contours mouvants et pluriels, à l’image de la civilisation qu’il a portée: des rivages de la Méditerranée jusqu’au sud du Niger, des îles Canaries jusqu’à l’oasis de Siwa, en Égypte.

Une histoire que l’archéologie continue de dévoiler…

«Les découvertes d’inscriptions libyco-berbères au Maroc se sont multipliées ces dernières années, écrit le préhistorien, spécialiste du Maroc, Alain Rodrigue. Quelques-unes concernent les stations du Haut-Atlas. C’est le cas de trois lignes qui accompagnent la gravure du «supplicié» des Azib n’Ikkis».

Les divergences demeurent quant à la chronologie et aux origines exactes de cette écriture: endogènes selon certains chercheurs, phéniciennes selon d’autres, à l’instar de l’alphabet grec ou araméen et de leurs descendants. C’est notamment la position du linguiste Salem Chaker, qui rappelle les théories formulées au 19e siècle par Adolphe Hanoteau, selon lesquelles le mot Tifinagh dériverait de Tafniqt, «la Phénicienne».

Quoi qu’il en soit, si les Berbères ont façonné une langue ancienne aux racines profondes, ils ont peu ancré leur tradition littéraire dans l’écrit. Leur grande perméabilité culturelle les a conduits à adopter d’autres systèmes scripturaires, notamment le latin, dans lequel ils ont laissé de remarquables productions.En témoignent les œuvres de Saint Augustin ou d’Apulée, dont le roman L’Âne d’or (ou Les Métamorphoses) demeure l’un des joyaux de la littérature latine.

Puis vint l’arabe, langue du Coran, de la science et du prestige, qui fixa à son tour des récits et des savoirs amazighs, notamment en tachelhit, dans un va-et-vient constant entre oralité et scripturalité.

À bas bruit, le tifinagh a poursuivi son chemin, porté par les Touaregs comme un témoin discret d’une écriture millénaire, et préservé, plus au nord, dans les formes les plus intimes de l’art populaire: la trame des tapis, la gravure des bijoux, les tatouages, les épitaphes.

Il a fallu attendre la fin du 20e siècle pour que le tifinagh connaisse une véritable résurrection, porté cette fois par les militants amazighs, qui en font un emblème d’authenticité, de mémoire et de réappropriation identitaire.

Cette dynamique débouche, en 2001, sur la codification moderne du tifinagh par l’Institut Royal de la Culture Amazighe, chargé d’en assurer la normalisation et l’ancrage institutionnel.

Depuis, l’IRCAM supervise la standardisation du néo-tifinagh et son adaptation aux technologies contemporaines, avec des avancées notables: encodage Unicode, claviers spécifiques, moteurs de synthèse vocale…

Autant d’efforts pour faire entrer cette écriture millénaire dans l’ère numérique et en faciliter l’intégration aux manuels et programmes d’enseignement de la langue amazighe.

Ceci étant posé, sans minimiser les efforts ni les intentions, quelques questions s’imposent. Sans détour ni langue de bois.

La victoire est, certes, symbolique, mais qu’en est-il de la pratique? Le tifinagh: pont vers la langue ou barrière invisible? Trophée d’un combat mémoriel ou outil tourné vers l’avenir?

Car derrière les discours flatteurs et la glorification de façade, le tifinagh peine encore à s’imposer dans les circuits essentiels de la production, de la transmission et de la légitimation du savoir.

Or, quel avenir pour des signes brandis comme une déclaration de bonnes intentions, si leur charge affective l’emporte sur leur viabilité fonctionnelle?

Les chiffres, comme la réalité, sont cruels. Selon les dernières données du Recensement Général de la Population et de l’Habitat, à peine 1,5 % des Marocains savent lire et écrire l’amazigh en tifinagh.

Sa neutralité supposée, souvent présentée comme un gage d’équilibre, s’est révélée être un frein pédagogique redoutable. Manque d’enseignants qualifiés, rareté des typographies adaptées, insuffisance de manuels: autant d’obstacles qui ont entravé sa diffusion effective.

À ce jour, l’enseignement de l’amazigh, dans sa version standardisée et transcrite en néo-tifinagh, est limité au cycle primaire, dans environ un tiers des établissements. En 2024, le ministre Chakib Benmoussa annonçait devant la Chambre des représentants un objectif de 50 % d’ici l’année scolaire 2025-2026, en vue d’une généralisation totale à l’horizon 2030.

Combien de manuels, de romans, de journaux sont publiés en tifinagh? Combien d’élèves, ou d’adultes, sont réellement capables de les lire, sans traduction parallèle?

Il est également établi que la majorité des écrivains amazighophones publient en alphabet latin, dans l’espoir de toucher un lectorat plus large. Une hérésie pour certains puristes. Une stratégie de survie pour beaucoup d’auteurs et d’activistes, non un reniement.

Le tifinagh reste ainsi largement cantonné aux productions institutionnelles de l’IRCAM, ou mobilisé comme marqueur identitaire dans les sphères militantes et culturelles.

Une situation paradoxale pour un alphabet officiellement reconnu, célébré, affiché, mais encore largement absent des usages quotidiens. En somme: une langue promue mais illisible.

Il devient donc urgent de repenser un modèle plus souple, capable de concilier ancrage culturel et accessibilité. Cela passe peut-être par une cohabitation alphabétique raisonnée: ajouter une transcription en arabe ou en latin, plutôt que d’ériger le tifinagh en écriture exclusive.

D’autres exemples historiques rappellent que l’écriture n’est jamais neutre.

En Iran, le persan s’écrivait autrefois en pehlevi ou en avestique, avant d’adopter l’alphabet arabe sous l’effet de la conquête islamique. En Turquie, au contraire, l’alphabet arabe a été abandonné en 1928 au profit du latin, dans un geste assumé de rupture politique et culturelle avec le passé ottoman.Dans un cas comme dans l’autre, le choix de la graphie dépasse la simple lisibilité: il engage un rapport au pouvoir, à l’identité, à l’histoire.

Dans ce cas de figure dicté davantage par le pragmatisme, ce n’est pas trahir le tifinagh que de proposer une cohabitation alphabétique.

Ce serait, au contraire, un acte d’amour. Mais un amour lucide, délivré de l’envoûtement symbolique.

L’objectif n’est pas de faire du tifinagh un ornement muséal, figé sur les frontispices administratifs.

Car un alphabet ne vit pas par décret. Tant que le tifinagh restera un mur de signes, plus esthétique que fonctionnel, il risque de glisser du statut d’outil à celui de totem.

Par Mouna Hachim
Le 28/06/2025 à 11h06