Il faut rappeler le profil du pape défunt. Ses prises de position ont illustré une sensibilité caractéristique du Sud global avec une attitude de méfiance vis-à-vis de l’Europe et de l’Occident. Il a voulu réorienter l’Église dans un sens Nord-Sud. Il a nommé ainsi un grand nombre de cardinaux des continents africain et latino-américain et a effectué de nombreux voyages vers les «périphéries» de l’Église, en évitant le plus possible la vieille Europe. Les anciens bastions catholiques d’Irlande et d’Autriche n’ont plus de cardinaux, pas plus d’ailleurs que Paris, Londres, Cracovie, Milan ou Venise. Il était soucieux d’entretenir une «religiosité populaire». Son cœur de cible était l’Église qu’il considérait comme la plus vivante: celle des grands nombres, notamment en Afrique.
Le pape François a été un pape anti-occidental comme Jean-Paul II avait été un pape antisoviétique. Face à une telle orientation, le Conclave devra nécessairement se poser cette question: faut-il ou non poursuivre dans cette direction? Un autre facteur devrait également conférer au choix du futur pape un caractère géopolitique: l’irruption du Trumpisme avec son aile catholique, jadis animée par Steve Bannon, maintenant incarnée par le vice-président J.D. Vance, converti il y a quelques années au catholicisme. La menace -ou l’influence- que représente le catholicisme trumpien est de trois ordres.
Sur le plan financier, dans une Église aux finances toujours compromises, les catholiques MAGA de Trump peuvent s’imposer de manière notable, au moins à moyen terme, en investissant par exemple certaines institutions clés pour la formation des futurs prélats.
Sur le plan idéologique, le Vice-président américain est porteur d’une théorie hétérodoxe, l′«ordo amoris» ou «ordre de la charité», de la théologie catholique médiévale (Saint-Augustin), à même de justifier la répression de l’immigration sous la présidence de Donald Trump. Elle prône une hiérarchie dans la charité: la famille, première cellule de la société, l’État, garant du bien commun, et la religion, socle moral qui oriente l’action politique et sociale. Priorité est donc donnée aux proches, et ensuite seulement, par cercles concentriques, les étrangers, une thèse à laquelle s’est opposé avec force le pape François.
Enfin, sur un plan géopolitique, il faut mentionner une «alliance de valeurs anti-woke» entre l’Amérique, la Russie, l’Inde de Modi et l’Argentine de Milei contre une «Europe décadente et wokiste». Dans cette stratégie, il est essentiel de reconquérir l’Église catholique pour donner une âme à cette coalition et en faire un levier d’influence dans le Sud. En somme, éviter de se trouver confronté à un «concurrent sur le marché des valeurs».
«L’Église catholique d’aujourd’hui est traversée de multiples clivages, et une grande partie des cardinaux ne se connaissent pas.»
Cela dit, quels sont les clivages internes au sein du Sacré Collège? Honni comme «wokiste» par certains, le pape François est resté conservateur sur le plan des mœurs, comme en témoigne sa condamnation de l’avortement. Ses prises de position ne se sont pas déroulées sur la grille libéralisme contre conservatisme, mais charité contre normativité, le cœur plus que la loi. En corollaire, il a systématiquement mis en relief les vertus pastorales par rapport aux qualités de gestionnaires chez les prélats: il a ainsi promu 80% des 133 cardinaux électeurs aujourd’hui en Conclave.
Finalement, qui pour succéder au pape François? L’Église catholique d’aujourd’hui est traversée de multiples clivages, et une grande partie des cardinaux ne se connaissent pas. Vont-ils privilégier une certaine stabilité? L’on imagine déjà mal un pape «effacé»: les cardinaux ont certainement conscience de l’importance d’exister, pour le prochain souverain pontife, dans la sphère médiatique omniprésente de notre époque. Un nouveau pape du Sud pour succéder au pape argentin? Ce n’est pas à exclure avec, parmi les électeurs, 65 cardinaux qui viennent d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine, d’Océanie ou du Proche-Orient, contre 70 venant de l’Ouest, dont 53 Européens.
Que donne la liste des «papabili» donnée par la presse? Peu de cardinaux du Sud paraissent présenter les qualités «d’hommes de synthèse» que pourrait rechercher le Conclave pour surmonter ses divisions. Des exceptions sont citées, ici et là: le cardinal Luis Antonio Tagle, ancien cardinal de Manille, qui exerce de hautes fonctions à la Curie romaine, ou encore le cardinal Fernando Chomali, archevêque de Santiago du Chili. Un retour à un pape italien est-il possible? Ou un pape «méditerranéen», avec l’archevêque de Marseille, Jean-Marc Aveline, et le Maltais Mario Grech? Les prélats italiens ont l’atout, eux, de leur «capacité de synthèse»: Mgr Parolin, bras droit de François comme secrétaire d’État, ou Mattéeo Maria Zuppi, archevêque de Bologne. L’hypothèse du cardinal franciscain Pierbattista Pizzabella, patriarche latin de Jérusalem, italien de naissance, revient. Elle représenterait un choix éventuel très «géopolitique» par suite de sa défense des Palestiniens.
Ce conclave est donc très ouvert. Il n’y a pas de candidats déclarés ni de programme, mais des sensibilités distinctes, des profils bien différenciés et des enjeux de divers ordres: l’unité de l’Église bien clivée avec le pape François, la réappropriation d’un message universel et, évidemment, le paramètre géopolitique.