Le 15 juin 1972, à Rabat, Maroc et Algérie scellent un «traité d’amitié, de bon voisinage et de délimitation des frontières». L’acte paraît logique: il prolonge les rapprochements diplomatiques engagés à Ifrane (1969) et Tlemcen (1970). L’objectif est clair: clore fraternellement un contentieux frontalier hérité de la colonisation, dont la guerre des sables de 1963 avait ravivé les braises. En façade, la page semble tournée.
Moins d’un an plus tard, le décor se fissure. Le 5 mars 1973, au lendemain de la fête du Trône, des événements sanglants frappent le territoire marocain: Béni-Mellal, Khénifra, Errachidia. Le Moyen Atlas — Moulay Bouazza et les localités voisines — est pris pour cible. Des groupes sortis du néant se réclamant d’une mouvance «révolutionnaire» visent la monarchie, son autorité, et, plus largement, la stabilité intérieure.
Deux dépêches diplomatiques françaises éclairent cette rupture. La première, un communiqué secret de Claude Lebel, ambassadeur de France à Rabat, adressé à Michel Jobert le 22 mai 1973. La seconde, un télégramme circulaire envoyé depuis Alger par l’ambassadeur Jean-Marie Souto, le 6 juin 1973. Leur diagnostic converge: en huit mois à peine après la signature du traité, les relations entre Rabat et Alger se sont dégradées à vive allure; surtout, ces documents exclusifs pointent, sans équivoque, les commanditaires des événements de Moulay Bouazza, la Libye avec la complicité de l’Algérie.
Le double langage d’Alger: entre diplomatie frontalière et activisme subversif
Le 22 mai 1973, l’ambassadeur de France à Rabat, Claude Lebel, alerte Michel Jobert: le plébiscite du traité d’amitié par Alger coexiste avec un activisme subversif.
«Toutefois, c’est, apparemment, dans les événements de mars dernier — incidents contemporains de la fête du Trône, entre forces de l’ordre et guérilleros provenant notamment de Libye et infiltrés à partir du territoire algérien — qu’il faut chercher l’origine profonde des difficultés que traversent à l’heure actuelle les relations maroco-algériennes.» (1)
L’extrait fixe le cœur du problème: les événements de mars 1973 sont perçus comme un point de bascule dans les relations entre le Maroc et l’Algérie, nourri par des infiltrations venues d’Algérie.



«L’idée, impossible à écarter — surtout, semble-t-il, après les aveux de prisonniers — que ces guérilleros avaient bénéficiaient de complaisances, sinon de complicités, algériennes, au moins au niveau local, a naturellement provoqué chez les autorités marocaines une crise de confiance d’autant plus désagréablement ressentie que ces autorités pouvaient, après les accords de juin dernier, s’estimaient en droit d’attendre, de leurs partenaires algériens, les dispositions les plus compréhensives, voire les plus amicales à leur égard.»
Ici, Lebel nomme la faille politique: les «complaisances» algériennes suffisent à ruiner l’esprit du traité et à installer la défiance.
«L’affaire était considérée par le Roi comme d’une gravité suffisante pour l’amener à dépêcher d’urgence à Alger, le 12 mars, son ministre des Affaires étrangères, très vraisemblablement chargé d’exposer les faits au président Boumediene et de lui en demander des explications.»
Ce troisième extrait atteste la réaction immédiate du Souverain: porter l’ultimatum à la source, au plus haut niveau algérien.
Ainsi, de la signature de 1972 aux violences de 1973, se dessine une cohérence contrainte: la diplomatie trace des frontières, mais les «complaisances» permettent à des commandos de les traverser. La formule de l’«amitié» reste, dès lors, un texte que les faits s’acharnent à réécrire.
L’implication algérienne confirmée depuis l’ambassade française d’Alger
Quinze jours après l’alerte de Rabat, une seconde source diplomatique corrobore le diagnostic. Le 6 juin 1973, l’ambassadeur de France à Alger, Jean-Marie Souto, adresse un télégramme aux capitales du Maghreb. Il revient sur les infiltrations armées de mars des groupes passés par la Libye et accueillis, exfiltrés avec leurs armes, vers le Maroc, par l’Algérie. L’ambassadeur confirme aussi de son côté que le non-aboutissement du traité d’amitié, et la dégradation accélérée des relations bilatérales ont pour origine Moulay Bouazza. Cette convergence des câbles diplomatiques français, à Rabat et Alger, ne laisse plus aucun doute sur les soupçons, s’ils en demeuraient, planant sur Boumediene.
«Entre la poignée de main et l’entraînement de nouveaux cadres à Tindouf, il n’y a pas contradiction, mais une continuité»
— Jillali El Adnani
«Comme le pense M. Lebel, il n’est pas douteux que les relations algéro-marocaines se sont sensiblement détériorées depuis les infiltrations en territoire marocain d’éléments venus de Libye et peut-être même tout simplement d’Algérie. Telle est mon intime conviction». (2)
Souto ne se contente pas d’un constat prudent; il endosse «l’intime conviction» dans ce câble officiel que les infiltrations ont pour origine des canaux liés à l’Algérie, alignant son appréciation sur celle de Lebel et renforçant l’hypothèse d’une stratégie concertée.


Mis bout à bout, les deux télégrammes dessinent une ligne claire: la grammaire du «bon voisinage» (1972) est démentie, sur le terrain, par une mécanique d’attrition — pression intérieure par la subversion, pression extérieure par la question saharienne. En miroir du traité, le couple «Moyen Atlas/Sahara» apparaît comme un diptyque stratégique conçu pour tester la résilience marocaine. Et c’est bien là que se referme la boucle: plus le texte de 1972 promettait l’apaisement, plus, en 1973, les faits imposaient l’idée d’un encerclement méthodique, une diplomatie du sourire doublée d’un activisme de l’ombre.
Le calcul de Boumediene: «mettre le Maroc au pied du mur»
Dans l’analyse d’Alger, l’offensive n’est pas qu’une affaire de terrain; elle est aussi un tempo politique. L’ambassadeur Jean-Marie Souto analyse ainsi la manœuvre algérienne:
«Mais, comme il (Boumediene) est loin de méconnaitre totalement les réalités, je pense que la manœuvre à l’égard du Maroc était son objectif immédiat essentiel. D’ailleurs, quelques jours après les entretiens du Kef (Entre Boumediene et Bourguiba, en mai 1973), il ratifiait spectaculairement, le 17 mai 1973, les accords de juin 1972 sur le tracé de la frontière algéro-marocaine et sur l’exploitation de la mine du Gara Djebilet (mon télégramme N° 1276). Il mettait ainsi le Maroc au pied du mur au moment même où l’OUA, témoin des engagements pris à Rabat, allait se réunir à Addis-Abeba».
Le raisonnement est limpide: d’une main, Alger redore sa position en affichant sa bonne foi «spectaculaire» (ratification du 17 mai 1973); de l’autre, il laisse se développer – ou contribue, selon les «aveux de prisonniers» – des foyers de subversion dans l’axe Béni-Mellal – Khénifra – Errachidia. La manœuvre combine légalité internationale et pression terroriste.
Un «Maghreb sans le Maroc»? Ressources libyennes et géométrie variable
Le même document diplomatique rattache ces événements à une vision géopolitique plus large: réorienter le projet maghrébin autour d’un noyau Algérie-Tunisie-Libye-Mauritanie, en capitalisant sur l’argent libyen et en neutralisant les effets d’une éventuelle union égypto-libyenne. Le verbatim suivant en esquisse la logique économique et sécuritaire:
«Certes, le président Boumediene avait alors plusieurs fers au feu et il est sans doute désireux de faire tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher l’union projetée entre la Libye et l’Egypte: comme il n’hésite pas à le dire, il ne souhaite pas que les frontières algériennes et tunisiennes deviennent celles du ‘Champ de Bataille’ et il voudrait bien que, plutôt que d’aller se perdre dans les abîmes de l’Égypte, les richesses de la Libye viennent alimenter ses propres caisses et l’aider à faire de l’Algérie le bastion industriel du Maghreb.»
L’hypothèse d’un «Maghreb à géométrie variable» – sans le Maroc – se heurte toutefois au refus de Bourguiba d’entériner un format excluant Rabat. D’où un retour aux instruments de pression: si l’intégration politique est impossible, la fragilisation graduelle du voisin devient l’option de rechange.
De Moulay Bouazza au Sahara: la continuité vers le Polisario
Le contexte de mars-mai 1973 compose une frise cohérente: Moulay Bouazza, le 5 mars; la création officielle du Polisario, le 10 mai; puis la ratification du traité, le 17 mai. Trois dates, un même fil: la «tolérance active» d’Alger envers une organisation appelée à déstabiliser le Maroc, tandis que la vitrine diplomatique s’illumine encore des promesses de 1972.
Les attaques de Moulay Bouazza ne furent pas une échappée violente sans lendemain. Inscrites dans le triangle Béni-Mellal–Khénifra–Errachidia, elles s’emboîtent dans une stratégie plus vaste de pression et de déstabilisation, pensée par le régime algérien pour éprouver l’État marocain de l’intérieur. La séquence qui mène du traité de 1972 à la naissance du Polisario fait alors apparaître un mécanisme d’instrumentalisation du front interne marocain au service d’objectifs géostratégiques au Sahara: ouvrir un deuxième théâtre, déplacer la ligne de front vers le désert, remodeler le Maghreb sous hégémonie algérienne, au détriment de Rabat.
La politique de Houari Boumediene, oscillant entre diplomatie officielle et actions clandestines, pose ainsi les jalons des crises sahariennes à venir et explique, pour une part, la fracture géopolitique durable entre les deux États. En d’autres termes, l’étreinte du traité n’a pas étouffé le conflit: elle l’a déplacé. Entre la poignée de main et l’entraînement de nouveaux cadres à Tindouf, il n’y a pas contradiction, mais une continuité.
(1) Communiqué secret envoyé par l’ambassadeur de France à Rabat, Claude Lebel et destiné au ministre des Affaires étrangères, Michel Jobert. Archives de La Courneuve, Afrique du Nord, Maroc, Algérie, Mauritanie, 1972-1982, 2046INVA, Carton 897.
(2) Télégramme envoyé depuis Alger par l’ambassadeur de France Jean-Marie Souto, le 6 juin 1973 aux différentes ambassades du Maghreb. Archives de La Courneuve, Afrique du Nord, Maroc, Algérie, Mauritanie, 1972-1982, 2046INVA, Carton 897.





