Le conflit militaire survenu en juin 2025 entre l’Iran et Israël marque un tournant décisif. Évènement charnière, il accélère l’émergence et la consolidation d’un nouvel ordre mondial, de plus en plus marqué par la multipolarité. Cette recomposition s’accompagne d’une intensification des rivalités géoéconomiques à l’échelle globale.
De quoi s’agit-il? De visions géopolitiques concurrentes: un modèle intégré centré sur l’Eurasie s’impose désormais en contrepoint d’un autre, historiquement ancré dans l’espace atlantique.
Si l’Iran cristallise aujourd’hui autant d’enjeux, c’est parce qu’il occupe une position stratégique en tant que «maillon central» de deux grands projets eurasiens concurrents. Un pivot géopolitique incontournable, véritable trait d’union entre la Chine, la Russie et l’Inde d’un côté, et l’Europe ainsi que le Moyen-Orient de l’autre.
Le premier de ces projets est le Corridor de transport national nord-sud (INSTE). C’est un corridor multimodal (maritime, ferroviaire et routier) reliant la Russie, l’Iran et l’Inde - une alternative stratégique au canal de Suez connectant l’Europe du Nord à l’Océan indien.
Il offre un avantage majeur: une réduction significative du temps de transit. Un trajet entre Mumbai (anciennement Bombay) et Saint-Pétersbourg, qui prend actuellement entre 30 et 45 jours, pourrait être ramené à 15 à 24 jours grâce au corridor INSTC.
La banque des BRICS (Shanghai) projette un trafic de fret potentiel de 15 à 25 millions de tonnes d’ici 2020. Mais en termes opérationnels, ce corridor est encore bien éloigné de son potentiel (coûts de fret élevés, insuffisances infrastructurelles, absence d’un opérateur logistique unique…). Des obstacles qui en font pratiquement un «corridor en attente» plus qu’un concurrent fonctionnellement optimal des routes maritimes.
Mais l’Iran joue un rôle encore plus central lorsqu’on l’observe à travers le prisme de la stratégie chinoise. Ce pays constitue en effet un maillon essentiel de l’initiative «la Ceinture et la Route» (Belt and Road Initiative, BRI) portée par Pékin. Ce projet colossal, dont l’envergure se chiffre en milliers de milliards de dollars, vise à établir une vaste sphère économique sinocentrée, reliant la Chine à l’Europe et à l’Afrique via un réseau dense de corridors terrestres et maritimes.
Dans cette logique, les frappes israéliennes visant les infrastructures iraniennes ne relèvent pas uniquement d’actions militaires. Elles s’inscrivent dans une stratégie géoéconomique délibérée: fragiliser les corridors en les rendant non sécurisés, peu fiables, et par conséquent, dissuasifs pour tout investissement futur.
C’est dans ce contexte que la thèse d’une «guerre préventive» prend tout son sens: il s’agit d’une action stratégique visant à compromettre, dès à présent, la viabilité future des corridors. Les dommages infligés aux infrastructures ne sont pas seulement destructeurs sur le plan matériel, ils sont aussi dissuasifs sur le plan économique, destinés à refroidir l’intérêt des investisseurs potentiels.
«Le message adressé par l’Occident est sans ambiguïté: tout corridor stratégique reposant sur des États non alignés demeure fondamentalement instable et vulnérable.»
— Mustapha Sehimi
Ce faisant, un niveau élevé de risque politique et sécuritaire est introduit: les routes de l’INSTC comme celles de l’initiative chinoise des Nouvelles Routes de la Soie (BRI) passant par l’Iran se retrouvent projetées en zones de guerre.
En somme, le message adressé par l’Occident est sans ambiguïté: tout corridor stratégique reposant sur des États non alignés demeure fondamentalement instable et vulnérable.
Cela dit, un fait demeure: une dynamique eurasienne est bel et bien en marche. Face à cette recomposition géostratégique, la réponse occidentale s’organise autour de deux grands projets structurants.
Le premier d’entre eux est le Corridor Économique Inde–Moyen-Orient–Europe (IMEC), conçu comme une alternative stratégique aux routes traversant les puissances non alignées.
Annoncé lors du sommet du G20 en septembre 2023, il y a près de deux ans, le Corridor Économique Inde–Moyen-Orient–Europe (IMEC) s’affiche ouvertement comme un contre-projet à l’Initiative chinoise des Nouvelles Routes de la Soie (BRI).
Porté par les États-Unis, l’Inde, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, ce corridor ambitionne de relier l’Inde à l’Europe à travers un réseau combinant liaisons maritimes et ferroviaires, passant par les Émirats, l’Arabie saoudite, la Jordanie, Israël et la Grèce.
Son potentiel réside dans la promotion du commerce, le renforcement de la connectivité numérique, mais surtout dans le développement du transport d’hydrogène vert — un enjeu stratégique majeur pour l’Union européenne.
Le second pilier de cette contre-offensive atlantique est incarné par le projet de gazoduc EastMed. Celui-ci vise à relier les importants gisements gaziers israéliens — notamment Leviathan et Karish — ainsi que le champ chypriote Aphrodite, au marché européen, via la Grèce et l’Italie.
L’objectif est clairement stratégique: réduire la dépendance énergétique de l’Europe vis-à-vis du gaz russe, mais aussi de tout projet gazier iranien. Dans le même mouvement, ce corridor entend consacrer Israël et Chypre en tant que nouveaux «hubs énergétiques atlantiques».
Ces projets atlantiques sont confrontés à des défis importants comme ceux de leurs rivaux eurasiens d’ailleurs - en ce sens qu’ils traversent une «poudrière géopolitique».
De plus, il faut noter l’exclusion de pays régionaux clés comme la Turquie et l’Égypte ainsi qu’un financement incertain.
Quant au gazoduc East Med, il est, quant à lui, directement menacé par les tensions géopolitiques en Méditerranée orientale, notamment la contestation agressive par Ankara des zones économiques exclusives (ZEE) d’Athènes et de Nicosie et le recours par Erdogan à ce que l’on a appelé une «diplomatie de la canonnière».
Avec les corridors qu’il soutient, l’Occident vise moins à présenter une meilleure option qu’à rendre l’alternative eurasienne intenable. Et le conflit Israël- Iran sert de catalyseur à cette stratégie sous- jacente...