Né dans une mémoire plus que dans un pays, Taha Bouhafs s’est d’abord façonné en personnage. Une formule devenue mantra, exhibée comme une carte de visite sur son profil X: «petit-fils de moudjahids algériens» ou le fier «Born in Algeria», comme on arbore une médaille héritée. Une biographie rafistolée, toute neuve, qui a effacé en 2022 la précédente, celle qui proclamait fièrement LFI et le militantisme ouvrier français. Cette volte-face coïncide avec son éviction du parti, à la veille des municipales de la même année, alors qu’il se rêvait candidat dans le Rhône.
Tout s’emmêle depuis: l’obsession soudaine pour le Sahara atlantique, découverte tardive d’un Polisario recyclé en croisade personnelle; le tropisme algérien poussé jusqu’au mimétisme, au point de nourrir une haine acharnée contre le Maroc; et une trajectoire politique avortée pavée d’émeutes, de heurts, d’affaires judiciaires, de trahisons— la carrière LFI comme un costume trop large, tombant des épaules. Désormais, il n’est plus qu’un fantassin perdu d’Alger, enrôlé pour défendre les barons militaires dans leur bras de fer avec Paris, alignant les proclamations pro-Polisario et les diatribes anti-marocaines, docilement relayées par la presse officielle algérienne. Mais en France, ses anathèmes ne récoltent plus que l’indifférence ou, pire, le sarcasme.
La fabrique d’un trublion: Benalla, la rue, LFI
Cet agitateur sans cause n’aurait jamais émergé sans l’affaire Benalla. En 2018, il filme par hasard le conseiller de l’Élysée en train de cogner un manifestant place de la Contrescarpe. Le buzz est immédiat: son quart d’heure de célébrité l’érige en «journaliste des quartiers populaires» auprès de la gauche radicale. Convaincu d’avoir trouvé sa vocation, il enfile aussitôt sa tenue de reporter activiste, caméra brandie comme une arme sur tous les fronts de la contestation. C’est sa première vie, son premier rôle.
Bouhafs écume les manifestations: Gilets jaunes, marches climatiques, rassemblements pro-Palestine… mais il ne se contente jamais de «couvrir» les événements. Toujours au premier rang, ce journaliste autoproclamé— qui n’a jamais eu sa carte de presse— préfère la bousculade à l’observation, provoquant la charge policière comme d’autres cherchent le scoop. Résultat: on le retrouve plus souvent menotté, face contre terre, que l’œil collé à son objectif. Ses gardes à vue deviennent plus longues que ses reportages.
Cet enchaînement devient sa marque de fabrique: surnommé par les médias «le fumeur de chicha», il accumule les interpellations pour «outrage» et «rébellion». Flairant la bonne affaire, il bâtit son CV à coups de casses, de blocages d’usines et d’arrestations spectaculaires. Chaque altercation alimente sa légende noire d’activiste incontrôlable, militant violent, plus attiré par le chaos de l’espace public que par le débat démocratique. Boule de nerfs franco-algérienne, il attise la fureur sociale comme un pyromane souffle sur ses braises— transformant la violence en ascenseur de carrière.
L’extrême gauche l’applaudit et Jean-Luc Mélenchon lui promet un parachute doré aux législatives de 2022. C’est sa deuxième mue: du bagarreur des banlieues, il prétend incarner l’homme politique «respectable». À vingt-cinq ans, il se rêve une destinée à la hussarde, lui l’Algérien aux cicatrices adolescentes. Né d’une enfance cabossée, il rejoint la France à l’âge de quatre ans, en 2001, ses parents fuyant la «pauvreté» algérienne, comme il aime à le rappeler. Très tôt, c’est déjà un concentré de brutalité: bagarres au quotidien, lycée professionnel abandonné à seize ans, manutentionnaire réduit à l’errance des petits boulots, des horaires éclatés, des lendemains sans horizon.
À Échirolles, près de Grenoble, le gamin traîne ses années de rue, apprend la survie à même le béton, absorbe les codes de la débrouille et des loyautés de circonstance dans un quartier ouvrier saturé d’immigrés. Ce décor misérable deviendra son alibi permanent: la France comme zone hostile, l’Algérie comme refuge sentimental, et, en bout de course, le Polisario comme ultime bannière d’un drame hérité. Une mythologie intime qu’il exhibe comme une revanche, convertissant ses déboires en pedigree politique.
La chute du candidat français et la bascule algérianiste
La fin brutale survient le 11 mai 2022: en quelques heures, il devient paria de la République, banni à la fois par les médias et par toutes les familles politiques. L’ascension fulgurante se fracasse en cauchemar. Deux femmes de LFI brisent le silence: elles racontent des gestes intrusifs, des attitudes prédatrices, lors d’une soirée à Bagnolet où Bouhafs, dit-on, s’était enivré de chicha et de drogues. Il est accusé d’«agression sexuelle» sur les deux jeunes militantes.
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L’affaire éclate en plein cœur de la campagne législative. Le Franco-algérien, alors investi candidat NUPES dans le Rhône, est contraint de se retirer dans l’urgence. Son parcours est frappé d’une mort subite. Descente aux enfers sans filet, effondrement sans préavis. Le scandale est étouffé en interne, lui évitant une plainte qui aurait pu le broyer. Mais le prix est le même: l’isolement, l’abandon, le mépris. Ses anciens soutiens à LFI— le seul parti de l’Hexagone à l’avoir accueilli— le jettent dehors, l’insultent et lui rappellent sa petitesse. Même Alexis Corbière l’humilie, publiquement, en dénonçant son «comportement inapproprié». Un euphémisme pour dire le voyou.
C’est dans l’ombre de sa disgrâce que Taha Bouhafs se découvre brusquement des racines algériennes, comme un naufragé agrippé à la première planche venue. Exit l’ouvrier, exit le journaliste des pauvres, exit le soldat de Mélenchon: place à un avatar tout neuf, redirigé en héraut du séparatisme. Il greffe de nouvelles lignes sur sa biographie déjà jardinée, et s’englue dans une caricature grotesque: celle d’un ex-Français repeint en petit télégraphiste d’Alger et du Polisario.
Le virage est si brutal qu’il porte une date de naissance: 29 juin 2023. Il signe sur ses réseaux une liminaire déclaration de loyauté, prélude à une longue série. Il se fait mégaphone servile de la propagande algérienne. Ce jour-là, il ne dégote rien de mieux que de recopier, mot pour mot, un communiqué du ministre algérien des Affaires étrangères. Le fils prodigue, chassé de la politique française, endosse l’uniforme de supplétif médiatique d’Alger. Son cheminement n’est pas celui d’un homme engagé, mais d’un imposteur qui, après avoir brûlé toutes ses cartes en France, se rabat sur le seul protagonisme qui lui reste à jouer.
Courroie de transmission: l’idiot utile en France
Le Maroc, de son côté, devient sa cible favorite, livré à un déluge d’injures: colonisateur, impérialiste, dictature. Avec sa copine de naguère Rima Hassan, il passe des soirées à refaire le planisphère du Maghreb. Le jargon est huilé, mécanique, comme récité d’un bréviaire. Cette obsession n’a rien de spontané: elle n’est que le décalque du discours officiel algérien. Bouhafs ne parle pas, il régurgite: «occupation marocaine», «pillage des richesses», «droit inaliénable à l’autodétermination».
Bouhafs martèle à toute occasion que, sur la question sahraouie, aucune déviation ne sera tolérée: la ligne dure pro-Polisario est un dogme, un catéchisme idéologique qu’il déclame sans fausse note. Il publie des messages sans ambiguïté: «La revendication du peuple sahraoui de disposer de lui-même est légitime et je la défends (…) comment ignorer aujourd’hui la volonté du peuple sahraoui». Le ton se veut solennel, presque messianique, comme si l’oracle d’Échirolles parlait au nom des peuples opprimés.
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Depuis, Taha Bouhafs s’abandonne à un patriotisme algérien de forcené, vomissant sur la France qu’il accuse de crimes de guerre et de «ne pas reconnaitre 1/10e de ce qu’elle a fait en Algérie». La diatribe est permanente, obsessionnelle, jusqu’à la parodie. Dans les Spaces X, il se pose en professeur improvisé de l’Algérie— lui, le cancre d’Échirolles, transformé en historien de comptoir. Il exhorte les Algériens à réagir et ne pas «servir de serpillière». Il se proclame admirateur fervent de Georges Abdallah, ce terroriste pris la main dans le sac à concocter des bombes en France.
Dans le récit de Taha Bouhafs, l’Algérie est intouchable: sanctuaire moral qu’on ne questionne pas, glèbe sacrée dont on ne critique ni les prisons ni les lois d’exception. La France et le Maroc sont par contre chargés de tous les péchés de la terre. Cette asymétrie est son credo. Chaque 1er novembre, fête de la «révolution» algérienne, il ressasse mécaniquement sa fierté filiale, comme un enfant de chœur. Et quand l’actualité le réclame, il se précipite pour voler au secours du régime, actionné en service commandé.
Ainsi, il dénonce la «surveillance systématique des transactions financières des Algériens en France», allant jusqu’à dégainer des articles de la Constitution française et des textes européens pour blanchir les honteuses valises diplomatiques de la corruption. Le 14 juin dernier, il franchit une étape: financé par Alger, il s’agrège à «la délégation algérienne» pour soi-disant «forcer le blocus humanitaire». Il immortalise l’escapade: une photo au Caire, légendée comme une provocation infantile— «Présents au Caire avec la team DZ pour la marche vers Gaza. Fin du blocus humanitaire, MAINTENANT!». L’arène tient moins de la lutte héroïque que de la mise en scène: un mercenaire françawi en mission, aligné comme un pion sur l’échiquier d’Alger, mimant l’insurrection avec des slogans criards et des selfies militants.
Et puis il y a l’angle mort, celui qui éclaire tout. Taha Bouhafs ne pipe mot sur l’emprisonnement de Boualem Sansal, de Christophe Gleizes. Pas une allusion, pas une mention, pas même un soupçon d’empathie citoyenne— encore moins humaine. Ils ne font pas partie de ses indignations publiques, soigneusement calibrées pour ne jamais froisser Alger.
Le mythe d’origine et l’enfant perdu
Dans son histoire personnelle, la mémoire familiale tient lieu de fiction fondatrice: parce que ses aïeux auraient combattu pour l’indépendance de l’Algérie, il se doit, lui, de mener la même campagne en France, contre l’État colonial ressuscité sous d’autres habits. Ce récit-leurre n’a jamais été prouvé, ni photo ni document, ni témoignage notamment que les moudjahids algériens considéraient comme une trahison tout départ en France en même temps que les harkis et les juifs
Cette mentalité du privilège mémoriel, que l’on reconnait chez nombre d’Algériens de France se fabriquant un roman familial, confine à la névrose: Bouhafs semble revivre, par procuration, le match anticolonial de ses aïeux. Il transpose les schémas de 1954-1962 à la France des années 2020, distribuant les rôles de «collabo» à ses contemporains. Il porte en lui la douleur fantasmée d’une Algérie inconnue et la rancœur tenace envers le pays où il vit. À ses vingt-huit ans, il n’a existé qu’à travers l’image du combattant colonisé. Sa France généreuse ne sera jamais qu’un territoire ennemi, son identité française une blessure, et sa doctrine une tentative désespérée de colmater cette fissure intime.
À ce point du parcours, tout s’assemble. Dans ce brouillard, une certitude: Bouhafs parle comme Alger, agit comme Alger, et défend les mêmes batailles qu’Alger. Son anticolonialisme proclamé justifie une allégeance; il croit mordre un pouvoir, il sert un autre pouvoir.
En miroir, ce qu’il fut s’efface: ses pétitions ne sont plus lues, ses appels tombent à plat. On le croise encore dans des mouvements de rue, mais il n’est plus figure, seulement silhouette. Débusqué de la sphère politique où il a pointé une poignée d’années, il vit de piges journalistiques à Blast et Le Média. La France, dont il récuse l’appartenance, n’est plus que scène d’orage; l’Algérie, qu’il idéalise, demeure non négociable; le Sahara, qu’il invoque avec retard, devient son mot de passe pour exister. Ainsi se referme le portrait d’un aboyeur du Polisario: une voix qui, croyant parler pour la justice, est devenue l’idiot utile parfait de l’endoctrinement, et qui, de tweet en slogan, s’enfonce dans la pénombre de ses propres démons.












