Pourquoi jeûnons-nous? Voilà une question en apparence provocatrice qui, pour beaucoup, serait «vite répondue», comme dirait l’autre influenceur. Puisqu’en général, nous recevons le plus souvent comme réponse: «Parce que Dieu nous l’a prescrit, voyons!»
Je veux bien, ai-je envie de dire, mais étant taquin par nature, je poursuis immédiatement dans une perspective socratique en posant une deuxième question: «Mais pourquoi nous l’a-t-Il prescrit?»
Là, en général, après quelques secondes de réflexion et de profonds soupirs, on nous répond d’un air souvent déconcerté: «Pour ressentir la condition des pauvres, bien sûr!»
La aussi, je veux bien, mais dans ce cas, tant qu’à faire, autant s’amputer les jambes pour ressentir la condition des personnes à mobilité réduite, ou se crever un œil pour ressentir celle des borgnes. Qui plus est, ce genre de réflexions assez bigotes n’est pas sans nous rappeler notre tendre enfance, où face à notre refus catégorique de finir notre assiette, nos parents nous balançaient d’un ton culpabilisateur: «Mais n’as-tu pas honte? Il y a des gens qui meurent de faim en Somalie, et toi, tu refuses de finir ton assiette!» Admettez que jamais cette phrase n’a eu réellement raison de notre entêtement. Car en quoi le fait de finir ma ration ferait que des Somaliens souffrent moins? Et de même, en quoi le fait de jeûner ferait que le ventre des pauvres devienne moins creux?
Mais si l’on met de côté cette moralité insipide, et que l’on se donne la peine d’aller chercher la réponse ailleurs que dans des lieux communs, nous trouverons que toutes les grandes traditions spirituelles ont prescrit depuis l’aube de l’humanité telle ou telle forme de jeûne, comme le Coran d’ailleurs le rappelle dans Sourate Al Baqara, verset 183: «Vous qui croyez, le jeûne vous a été prescrit, de même qu’il fut prescrit à ceux qui vous ont précédés, afin de vous préserver de l’injustice.»
«Année après année, ramadan après ramadan, la finalité première du jeûne semble de plus en plus s’éloigner, cédant la place à une démarche sèche et purement rituelle, vécue parfois comme une contrainte.»
Dans cette perspective, le jeûne a toujours été un moyen de domestication du corps par l’esprit, des instincts primaires par les valeurs et des pulsions charnelles par les aspirations spirituelles.
Loin d’être anodine, cette démarche de maîtrise des instincts va au-delà d’une simple quête individuelle et se trouve être au fondement même de tout processus de civilisation, comme le développe le sociologue Norbert Elias dans son célèbre essai «La civilisation des moeurs».
Au premier siècle av. J.-C., les Romains considéraient déjà que le fondement de l’humanitas, autrement dit de notre humanité, et ce qui distingue le Romain du barbare, était notre capacité à contrôler et à domestiquer nos pulsions primaires.
Mais qu’en est-il de nos sociétés musulmanes, et particulièrement de la société marocaine? Voyons-nous durant ce mois sacré un élan de stoïcisme et de piété? Ou bien, au contraire, assistons-nous à une frénésie consumériste, à des déchaînements de violence et de ressentiment, et à une démarche inquisitoire en quête de non-jeûneurs?
Certes, la réponse ne peut se faire qu’au cas par cas, et toute généralisation ne pourrait être qu’injuste. Mais force est de constater que, année après année, ramadan après ramadan, la finalité première du jeûne semble de plus en plus s’éloigner, cédant la place à une démarche sèche et purement rituelle, vécue parfois comme une contrainte, et aucunement comme une occasion d’élévation spirituelle et d’humanisation de soi et de la société.
Comme le dit l’illustre philosophe romain Sénèque, «si un homme ignore vers quel port il navigue, aucun vent ne peut lui être favorable». En va-t-il de même pour ceux qui ignorent la finalité ultime du jeûne et de tout rituel religieux? Il est fort probable que oui.
Le constat est particulièrement déconcertant, sachant que dans le fiqh malékite, « fiqh al maqassid », autrement dit « la jurisprudence des finalités », a une place éminemment centrale. Ainsi, est-il peut-être temps de renouer avec nos sources et nos racines spirituelles, en évitant de mettre le rituel avant sa finalité, de même qu’il n’est pas recommandé de mettre la charrue avant les bœufs.