Tribune. Faut-il faire tourner la "planche à billets" pour sauver l'économie marocaine?

Yasser Y. Tamsamani, économiste

Yasser Y. Tamsamani, économiste . DR

Dans cette tribune, Yasser Y. Tamsamani, docteur en économie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, estime que le recours au financement monétaire du déficit budgétaire (communément nommé le recours à la planche à billets) fait courir à l’économie marocaine un risque de crise de change.

Le 27/09/2020 à 11h30

Est-il sain de faire tourner la planche à billets pour sortir de la crise économique actuelle? La question suscite ces derniers temps un débat animé au Maroc entre économistes, banquiers et politiciens.

Depuis le début de la crise sanitaire, qui s’est muée en crise économique, plusieurs voix se sont exprimées en faveur du relâchement des règles budgétaires, quitte à laisser filer les déficits publics jusqu’à atteindre des niveaux jusqu'ici considérés comme excessifs. Le déficit budgétaire devrait atteindre cette année 7,9% du PIB, contre 4,1% en 2019 (prévisions de Bank Al-Maghrib).

Pour financer ce déficit, les défendeurs de ces thèses n’hésitent pas à inciter la Banque centrale à oser une politique monétaire non conventionnelle (planche à billets, monnaie hélicoptère, quantitative easing, etc).

Interrogé à ce sujet par Le360 lors de son dernier point de presse trimestriel, le wali de Bank Al-Maghrib, Abdellatif Jouahri, a confirmé son opposition à ces idées à ses yeux «simplistes» qui risquent de précipiter le pays dans «une situation d’insolvabilité aux conséquences désastreuses».

Dans cette tribune, bien qu’il soit, lui-même, favorable à un creusement du déficit public sous certaines conditions, l’économiste Yasser Y. Tamsamani, explique qu’en l’absence d’un certain nombre de garde-fous, le Maroc gagnerait à éviter de recourir au financement monétaire de la dette du Trésor, et ouvre le débat en posant la question du rôle que peut jouer la Banque centrale dans le contexte actuel du pays.

Pour en finir avec la thèse du financement monétaire de la dette au Maroc

Tribune. Au Maroc comme ailleurs, le financement monétaire de la dette publique (du Trésor) présente plusieurs avantages:

- C’est une réponse rapide et sûre à des besoins de financement urgents dus à la crise sanitaire et économique en cours, comparativement à une démarche consistant à se lancer dans une réforme fiscale, en mesure de mobiliser des recettes supplémentaires, qui nécessite du temps et dont l’aboutissement n’est pas garanti;

- Il permet une maîtrise du coût de l’endettement avec une possibilité de le transformer en dette à la fois perpétuelle, tant que la Banque centrale n’aurait aucune contrainte ni obligation à réduire la taille de son bilan, et gratuite dès lors que les intérêts payés par l’Etat d’un côté sont récupérés, d’un autre côté, sous forme de dividendes versés au Trésor par la Banque centrale. Ceci dessert la contrainte de soutenabilité de la dette du Trésor et augmente sa capacité d’endettement externe;

- Il incite indirectement les banques à s’engager davantage dans le financement de l’économie dès lors qu’une partie des choix qui s’offrent à elles pour le placement de leurs fonds (en bons du Trésor) leur échappe;

- Il permet d’exercer une pression à la baisse sur les taux d’intérêt à cause d’une moindre demande de liquidité sur le marché, comparativement à une situation où l’État s’y refinance.

Cependant, à y regarder de plus près, le financement monétaire de la dette publique (du Trésor) au Maroc ne s’avère pas une bonne idée, car il semble porteur d’un potentiel risque de crise de change. Ajoutons à cela un autre risque d’inflation, voire d’inflation cumulative, bien que ce ne soit pas très probable dans le contexte désinflationniste actuel.

En outre, éviter ces risques demande une coordination hors norme, qui a peu de chances de réussir, entre plusieurs acteurs (Banque centrale, Trésor et agents économiques privés) ayant chacun un comportement propre et des finalités divergentes. Il faudrait aussi imaginer un pouvoir «suprême» qui s’exercerait sur le pouvoir exécutif en vue de l’empêcher de recourir trop fréquemment à ce type de financement, mécanisme pourtant facile à mobiliser, une fois que la voie soit dégagée.

En effet, étant libérée de toute contrainte de soutenabilité, la hausse de la dette publique pour financer des dépenses supplémentaires, pour permettre une baisse des impôts ou pour faire face à une quelconque crise deviendrait la solution la plus facile à mettre en place, et donc récurrente, pour les raisons/avantages cités plus haut, mais aussi car elle se ferait sans demander aucun sacrifice des acteurs économiques.

Le revers de la médaille: un risque de crise de change et d’inflation

Pour une élasticité inchangée des importations aux dépenses publiques, le recours répété à ce type de financement devrait assurément finir par épuiser les réserves en devises dont disposent les autorités en vue de faire respecter la parité du dirham et jeter le pays dans une crise de change. Le temps que cela pourrait prendre va dépendre négativement de la valeur de cette élasticité, qui est elle-même reliée négativement à celle du multiplicateur keynésien. Plus la valeur du multiplicateur est faible, plus rapide serait alors la dynamique d’épuisement du matelas de devises.

Il se trouve que l’une des caractéristiques des pays en développement, y compris au Maroc, la faiblesse de l’effet multiplicateur des dépenses publiques. Le FMI par exemple l’estime à un niveau inférieur à l’unité (0.6). Dans un tel contexte, en réaction à un financement monétaire répété et non coordonné de la dette du Trésor, l’amenuisement des réserves sera rapide et précipitera l’économie dans une crise de change.

Sur un autre registre, assigner à la politique monétaire un autre objectif, le financement du Trésor en l’occurrence, outre la défense de la valeur extérieure de la monnaie nationale, va à l’encontre de l’une des règles élémentaires du pilotage macro-économique qui est la règle de Tinbergen. Celle-ci consiste à attribuer pour chaque objectif un seul instrument de politique économique. La raison en est que les finalités poursuivies par les politiques économiques ne sont pas réellement convergentes (abstraction faite de ce que P. Krugman appelle la «divine coïncidence» qui stipule, en se basant sur une construction théorique particulière, que la poursuite de l’objectif de la stabilité des prix assure au même temps la fermeture de l’écart de production!).

En effet, en l’absence de coordination en mesure d’éviter la fuite des ressources vers l’extérieur via les importations, les deux objectifs s’avèrent contradictoires et une solution qui passe par la recherche d’un compromis entre eux aboutit à ce que l’effet expansionniste déclenché par l’endettement public soit au moins en partie annulé par l’opération de stérilisation sur le marché de change que doit assurer la Banque centrale.

En bref, recourir au financement monétaire dans un régime de change fixe (ou intermédiaire tel que pratiqué au Maroc) revient à faire courir à l’économie un risque de crise de change pour finalement une production nationale inchangée.

Le deuxième risque inhérent au financement monétaire récurrent et sans contrôle de l’usage fait de la dette publique est relatif à la dynamique des prix. Si l’inflation par les coûts de production n’est pas envisageable dans les conditions actuelles de l’économie nationale, caractérisée par un chômage de masse, par l’absence d’un mécanisme institutionnel d’indexation des salaires et par une sous-utilisation structurelle des capacités de production; celle qui naît du creusement de l’écart entre l’offre et la demande rendant compte de la rareté des biens et services n’est pas à écarter dans le cas où la dette servirait à financer les dépenses de fonctionnement ou la consommation finale. 

De même, le risque d’inflation voire d’inflation cumulative peut provenir d’une situation où la confiance dans la monnaie nationale serait ébranlée à cause d’une expansion de l’argent facile au sein de l’économie causant une perte de sa valeur.

Etant un élément indispensable pour que la monnaie puisse exercer ses multiples fonctions (réserve de valeur, unité de compte, etc.), la confiance en elle est celle qui fait que les agents économiques la demandent et la détiennent sous ses différentes formes (selon le degré de liquidité souhaité et l’aversion au risque de chacun -Aglietta, M. et A., Orléan, 2002). A défaut, les agents économiques vont s’en débarrasser dans un mouvement coordonné de fuite en avant, en enclenchant une hausse cumulative des prix au fur et à mesure que la défiance se propage.

Pour toutes ces raisons et en absence des garde-fous requis, cette porte du financement monétaire devrait rester fermée dans le cas du Maroc. Car une fois enfoncée, les chances d’y recourir trop fréquemment sont très élevées. En effet, la tentation en est plus forte dès lors que, d’une part, le bilan de la Banque centrale peut s’élargir sans limite raisonnable. La seule limite est celle relative à un seuil psychologique arbitraire, que les crises successives de 2008 et des dettes publiques de certains pays du sud de la zone euro en 2011-2012 ont poussé les grandes Banques centrales de la planète à le dépasser lorsque leurs bilans ont atteint des niveaux inédits.

D’autre part, l’endettement public n’a pas, lui non plus, d’autre limite que la capacité de l’économie à l’absorber par la création des richesses [1] . Les travaux empiriques qui ont cherché à estimer un seuil pour le ratio de la dette publique à partir duquel cette dernière aurait un effet récessif sont contingentes aux choix de l’échantillon des pays considérés, de la méthode d’inférence et de la période étudiée et donc sont non généralisables et ne trouvent d’appui théorique que si on suppose que l’économie est en plein emploi, ce qui est loin d’être le cas dans la conjoncture actuelle.

Si le recours au financement monétaire n’est vraiment une piste sérieuse pour financer la relance, quoi faire alors ? La Banque centrale doit-elle rester camper sur ses mesures conventionnelles sachant que l’inflation est structurellement (par rapport à ce qui se passe sur le marché du travail et le décalage entre la dynamique de la productivité et celle des salaires) et conjoncturellement (en lien avec la crise actuelle et les marchés internationaux) inférieure à son niveau désiré? Continue-t-elle à faire la sourde oreille face à l’inefficacité criante de ses mesures dans l’organisation actuelle du système financier marocain?

[1] Il faut se prémunir de la fausse analogie qui consiste à comparer la gestion des comptes publics à celle du budget d’un ménage. D’abord, l’Etat est immortel et il peut donc faire courir sa dette à l’infini tant que ses engagements en termes de coût et de service de la dette sont honorés, tandis que le ménage est mortel. Ensuite, l’argument du fardeau intergénérationnel ne tient que dans un cas particulier et peu probable où l’État ne s’endette que pour financer sa consommation. Or l’Etat accumule du capital public qu’il lègue aux générations futures. Enfin, l’Etat peut lever, en cas de besoin, des impôts ou, dans le cas extrême, recourir au financement monétaire, alors que le ménage lui ne peut pas.

Par Yasser Y. Tamsamani
Le 27/09/2020 à 11h30