Qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il fasse chaud, le Maroc avance à pas sûrs, multipliant les grands projets de développement et d’infrastructure. Mais il est de ces couacs, entourés qui plus est d’un épais silence, qui sèment un semblant de doute. L’exemple du projet pharaonique de la station de dessalement de l’eau de mer de Casablanca est, à plus d’un titre, éloquent en la matière.
Voilà un chantier structurant, vital, urgent, qui est censé être le plus grand de son genre en Afrique, couvrir les besoins en eau potable de millions de Marocains et en eau d’irrigation la partie la plus fertile du pays, et ainsi atténuer notre dangereuse dépendance à des pluies qui se font de plus en plus rares. Mais à l’heure où l’urgence est extrême, ses porteurs, publics comme privés, montrent d’inquiétantes tergiversations. On saluera au passage le manque total de transparence des acteurs concernés qui, hormis des effets d’annonce sans suite et autres actions de «communication de crise», ne jugent nullement utile d’informer sur un projet qui engage l’avenir de tout le pays.
Le fait est que les reports successifs du lancement des travaux de construction de la station de dessalement de Casablanca se suivent et commencent à se ressembler. Et à désespérer. Car jusqu’à aujourd’hui, aucune raison valable n’a été avancée pour en expliquer les causes.
Pas le moindre coup de pioche
Nous vous en parlions dans un précédent article, lesdits travaux devaient initialement être entamés en juin 2023. Il n’en fut rien. Une nouvelle date a été ensuite annoncée: janvier 2024. Mais là encore, pas le moindre coup de pioche.
Depuis, en l’absence d’une réponse à nos nombreuses sollicitations du groupement adjudicataire du projet, composé du Marocain Akwa (via ses filiales Afriquia Gaz et Green of Africa) et de l’Espagnol Acciona, il aura fallu insister auprès de la tutelle, soit le ministère de l’Équipement, pour arracher une nouvelle date. Contactée par Le360, une source au sein du département de Nizar Baraka nous jurait ainsi, la main sur le cœur, que le premier coup de pioche serait acté le lundi 15 avril dernier. «Un certain temps a été nécessaire pour réadapter les différents contrats liés à ce projet d’envergure par rapport aux objectifs qui lui sont assignés», se justifiait-on alors.
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Dans ce qui s’apparente à une simple action de communication, suite à notre première sonnette d’alarme, le groupe Akwa confirmait à son tour, via un confrère, la date du 15 avril comme celle du démarrage effectif des travaux. Sauf que, quatre jours après cette échéance, aucun lancement n’a eu lieu, comme en témoignent les images prises par Le360 le même 15 avril sur le site devant abriter cette infrastructure, précisément dans la commune rurale de Lamharza Essahel, à 40 kilomètres au sud de Casablanca.
Hormis quelques rares engins entreposés et des ingénieurs topographes qui s’affairaient ici et là, aucun signe d’un quelconque lancement de travaux proprement dit n’était visible.
Au cœur du site devant abriter la future station de dessalement d'eau de mer à Casablanca, à 40 kilomètres de la capitale économique, le lundi 15 avril 2024 (crédit: Adil Gadrouz / Le360).
Et cette fois-ci, tutelle comme organisme délégataire, à savoir l’Office national de l’eau et de l’électricité (ONEE), sont restés muets. Il a fallu attendre le point de presse du porte-parole du gouvernement, tenu jeudi 18 avril, à l’issue du Conseil de gouvernement, pour avoir droit à un semblant de réponse.
«Il n’y a aucun retard»
«Il n’y a aucun retard. Et si retard il y a, il faut regarder du côté des précédents gouvernements. Nous sommes conscients de l’urgence de la situation et nous nous activons. Pour la station de Casablanca, vous n’êtes pas sans savoir que le projet est immense et qu’il nécessite une haute technicité et d’importants financements. Une chose sûre: nous serons dans les temps et le projet sera finalisé dans les délais», a répliqué Mustapha Baïtas à une question posée par Le360.
Ce sera à peu près tout. Circulez donc, il n’y a rien à voir. Un point rapide: le délai en question est fixé à 2026, pour des travaux qui devraient durer… au moins trois années. Nul besoin d’être un agrégé en mathématiques pour deviner que la promesse est physiquement intenable. C’est à se demander si le porte-parole du gouvernement se rend compte de ce que porte sa parole.
Une telle légèreté n’a d’égal que l’extrême urgence du projet, le Maroc étant à sa sixième année consécutive d’une sécheresse devenue structurelle. La tendance se poursuivant, les mesures de restriction d’accès à l’eau potable décrétées partout au Maroc cette année relèveront de l’anecdotique. C’est la coupure pure et simple qui nous guette à l’avenir.
Couvrir les besoins en eau potable de 6,7 millions personnes
Lourd, stratégique, le projet de station de dessalement de Casablanca est censé couvrir les besoins en eau potable d’une population estimée à 6,7 millions d’âmes, couvrant le Grand Casablanca, Berrechid-Settat et El-Jadida Azemmour. Sans parler des 8.000 hectares à irriguer d’entrée de jeu grâce à l’eau traitée. Le tout à l’horizon 2026. Quand, de l’aveu même du ministre de l’Agriculture, Mohamed Sadiki, le Maroc devrait perdre cette année 20% de ses superficies cultivées en raison de la sécheresse persistante, il y a péril en la demeure.
Par la puissance de quelle baguette magique pourra-t-on réduire à moins de deux ans la durée de travaux qui en nécessitent au bas mot trois, dans le meilleur des cas et «si tout se passe bien». Il va falloir vraiment qu’on nous explique, avec des bûchettes le cas échéant.
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Pour prendre la mesure du temps pris à lancer le projet, il suffit pourtant de consulter l’avis de présélection lancé par l’ONEE, rendu public en mars 2022, et qui résume tous les détails relatifs à ce chantier. Nous sommes très loin des délais fixés dans le même document de référence, qui fait en principe loi. Il y est spécifié, noir sur blanc, que la mise en service de la première phase du projet doit être effectuée en juin 2026 et que la deuxième phase d’exploitation doit intervenir en 2030. Pour précision, le projet consiste en un partenariat public-privé (PPP) portant sur un contrat de 30 ans (3 ans pour la réalisation et 27 ans pour l’exploitation). La station devra dans un premier temps livrer quelque 548.000 m3 d’eau par jour, soit 200 millions de m3 par an, extensible à terme à 822.000 m3 par jour.
Le chantier comprend évidemment les travaux maritimes de prise d’eau de mer et de rejet, ainsi que son alimentation électrique essentiellement par l’énergie renouvelable. Et c’est «techniquement» là où le bât blesse. Car si le projet accuse autant de retard, c’est en raison des difficultés rencontrées par son adjudicataire à accéder aux sources d’énergies propres censées alimenter la station, comme l’impose le cahier des charges. En d’autres termes, l’adjudicataire du mégaprojet ne dispose pas, à ce jour, d’une source d’énergie renouvelable raccordée au site. Il était question, dans un premier temps, de raccorder la station au parc éolien opéré à Dakhla par GOA Invest, projet développé conjointement par Akwa et O Capital (groupe Othman Benjelloun). Ceci, à travers une ligne haute tension de 3 gigawatts entre le sud et le centre du Royaume. Problème: aucune société ne s’est présentée à l’appel à manifestation d’intérêt émis en octobre 2023 à cette fin par l’ONEE.
La quadrature du cercle
Sur ce point précis, le groupement Akwa-Acciona, qui alterne justifications techniques et vagues promesses, n’apporte aucune réponse. Une preuve, s’il en faut, qu’il n’a toujours pas trouvé une solution à cette équation qui commence à prendre les allures d’une quadrature du cercle. Ceci, alors que la condition figurant d’emblée dans le choix de la «sélection restreinte» des candidats est que ceux-ci soient «réputés techniquement et financièrement capables de réaliser le projet». Et par le terme «capables», il est ajouté qu’il s’agit autant du financement et de la conception que de la réalisation et de l’exploitation.
Aujourd’hui, le tout est de savoir quand exactement les travaux vont véritablement démarrer et, accessoirement, si l’offre sur la base de laquelle le groupement Akwa-Acciona a été sélectionné est toujours d’actualité. Pour rappel, il s’agissait d’une offre «moins-disant», correspondant à un prix de revente de 4,50 dirhams/m3, à comparer au tarif de 5,88 dirhams/m3 pour la station du groupe OCP, et de 10 dirhams/m3 pour la station de dessalement d’Agadir. Là encore, le doute est permis, voire légitime.