Équipements médicaux: des milliards de commandes publiques… pour quelques centaines d’acteurs privés

Plus de 50.000 références de dispositifs médicaux sont enregistrés au Maroc.

Plus de 50.000 références de dispositifs médicaux sont enregistrés au Maroc. . DR

Moins connue que l’industrie pharmaceutique, la filière des dispositifs médicaux a tiré profit de l’effervescence des investissements en équipements de ces dernières années. Et depuis la crise sanitaire, elle est en plein boom. Passage au scanner d’un marché discret, où circulent pourtant des milliards.

Le 03/06/2021 à 10h43

Quartier des Hôpitaux, Casablanca. Bien nommé, le périmètre rassemble les principales infrastructures sanitaires de la métropole, en plus d’immeubles résidentiels de standing dont les rez-de-chaussée, pour la plupart, sont des magasins qui proposent des dispositifs et des équipements médicaux en tout genre. «Derrière ces garages qui ne paient pas de mine, il y a des sociétés qui brassent des dizaines de millions de dirhams de chiffre d’affaires. Ils ne font pas seulement de la vente directe aux particuliers comme on pourrait le croire. Certaines enseignes installées sur place sont même de grands fournisseurs des hôpitaux publics», nous explique un professionnel du secteur de la santé.

Le marché marocain des dispositifs médicaux est effectivement en pleine expansion. Avant même le déclenchement de la pandémie du Covid-19, il a connu une croissance annuelle de 7 à 10%, mal an bon an, pour avoisiner les 3 milliards de dirhams en 2019, selon les estimations de l’Association marocaine des professionnels des dispositifs médicaux (AMPDM). «Durant cette année de crise sanitaire, il faut compter un chiffre d’affaires additionnel d’environ 2 milliards de dirhams pour les fournitures liées au Covid-19, mais il y a aussi des segments de dispositifs qui ont enregistré une baisse substantielle», explique Anwar Yadini, président de l’AMPDM.

«Au début de la pandémie, les oxymètres qui permettent de calculer la saturation en oxygène se vendaient comme des gadgets. Certains particuliers très fortunés sont allés jusqu’à commander des kits de réanimation complets, sans parler de réserves de bouteille d’oxygène», raconte ce chirurgien exerçant dans une clinique de Rabat.

Des marchés atomisésAu-delà des fournitures qui permettent de faire tourner les «boutiques» des importateurs marocains, il y a aussi les commandes de gros équipements qui viennent souvent doper le volume du marché. «Il faut compter un million de dirhams pour équiper un bloc opératoire de base», indique l’ancien directeur d’un CHU dont le budget annuel moyen en gros équipements est de 10 millions de dirhams, pour 300 millions de dirhams de budget de fonctionnement, hors masse salariale.

D’ailleurs, le secteur public représente environ 70% du marché des dispositifs médicaux, alors que les 30% restants sont partagés entre le privé (20%) et les ventes directes (10%). Bien normal, vu l’effort consenti depuis au moins une décennie par les pouvoirs publics, lequel se traduit par une évolution constante du budget du ministère de la Santé.

Entre 2010 et 2020, les efforts ont été concentrés sur l’augmentation de la capacité litière, la construction de nouveaux hôpitaux, dont des CHU, sans parler d’une mise à niveau des hôpitaux régionaux dont le budget d’équipement a été de 1 milliard de dirhams pour la seule année 2017. Entre 2018 et 2021, le budget d’investissement du département de la Santé a totalisé 13,35 milliards de dirhams. Sur la même période, les dépenses en matériels divers ont dépassé les 18 milliards de dirhams.

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«Cette manne publique, comme tant d’autres, reste difficile à retracer précisément car la commande publique passe par une multitude de canaux», explique ce même directeur d’un CHU. Car si en principe, l’approvisionnement est centralisé par le service des Etudes et des acquisitions du ministère de la Santé, cet organisme n’est pas le seul décisionnaire en matière d’achats de dispositifs médicaux. Les CHU et instituts nationaux sont par exemple autonomes financièrement et conduisent leurs propres procédures d’achats. Il y a aussi les services de la Défense et l’organisation de la Sécurité Sociale qui disposent de leurs propres bureaux d’approvisionnement.

«Une multitude d’appels d’offres est lancée par différents donneurs d’ordre du secteur public. Et parfois, on se retrouve avec des situations aberrantes, comme l’installation d’appareils sophistiqués dans des hôpitaux qui ne disposent pas des ressources qualifiées pour leur utilisation», raconte cet ancien chirurgien du CHU d’Avicennes. A titre indicatif, pas moins de 86 consultations sont actuellement ouvertes pour la fourniture d’équipements médicaux de tous genres à des structures sanitaires du public.

Des acteurs et des référencesC’est que les dispositifs médicaux sont très nombreux. Le législateur marocain, s’inspirant largement de la réglementation française et belge, a défini le dispositif médical dans la loi 84-12 comme «tout instrument, appareil, équipement, matière, produit, ou autre utilisé seul ou en association, y compris les accessoires et le logiciel intervenant dans son fonctionnement, destiné par le fabricant à être utilisé spécifiquement à des fins de diagnostics et/ou thérapeutiques».

La définition est tellement vaseuse qu’elle englobe tout ce qui a trait à la médecine: des consommables à usage unique ou réutilisables (pansements, compresses…), aux implants (prothèses mammaires, stimulateurs cardiaques…) en passant par les équipements lourds (lits médicaux, appareils sophistiqués…), sans parler des réactifs et automates de biologie médicale. Même la nomenclature douanière est elle aussi très vaste et vague, et ne permet pas de retracer avec précision les différentes gammes de produits.

«Plus de 50.000 dispositifs médicaux sont enregistrés au Maroc, mais cela reste dérisoire en comparaison aux 80.000 groupes de dispositifs connus dans le monde, sachant que chaque groupe de produits peut compter des dizaines de référence et de marques», explique Anwar Yadini, le président de l’AMPDM. Et de poursuivre: «c’est ce qui explique qu’il y a environ 2.500 sociétés exerçant dans le secteur en tant qu’importateurs de matériels et dispositifs médicaux». Ces dernières travaillent dans le cadre d’un partenariat avec des marques et fabricants internationaux et le plus souvent en exclusivité.

Néanmoins seules 10% de ces entreprises marocaines sont référencées par la direction des Equipements et de la maintenance du ministère pour répondre aux appels d’offres publics. Et dans le lot, une dizaine d’entreprises pèse pour plus de 50% du chiffre d’affaires du secteur.

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Certaines sociétés ont même réussi à institutionnaliser leur tour de table. Des fonds d’investissement comme Capital Invest ou Cap Mezzanine ont investi dans des sociétés réputées du secteur comme Beat Health ou encore Technique Sciences Santé (T2S). Cette dernière s’est imposée ces dernières années comme un des principaux fournisseurs du secteur public, mais a aussi élargi son portefeuille clientèle à des cliniques privées ou à des cabinets médicaux qui optent pour des solutions clé en main. Le chiffre d’affaires de cette société a d’ailleurs connu un bond de 50% entre 2016 et 2018 pour frôler les 600 millions de dirhams.

Le secteur a donc encore de beaux jours devant lui, sachant que la généralisation de la protection sociale imposera forcément de mettre à niveau les structures hospitalières existantes et de combler les déficits actuels dans les déserts médicaux. «Il faut encourager l’émergence d’une véritable industrie locale d’équipement médicaux en instaurant une sorte de préférence nationale au sujet des dispositifs pouvant être facilement fabriqués sur place», affirme le président de l’AMPDM. Car pour l’heure, l’industrie locale couvre à peine 10% de la consommation globale, se limitant à quelques produits comme les seringues, les compresses ou les pansements. Pas vraiment de quoi soigner la balance des paiements du Royaume.

Par Fahd Iraqi et Youssef El Harrak
Le 03/06/2021 à 10h43