Les fabuleux pouvoirs du vélo du sultan Moulay Abdelaziz

Mouna Hachim.

ChroniqueNe serait-ce pas ce fameux vélo qui aurait permis, comme par enchantement, de réaliser une «transaction» 400 ans avant sa propre invention?!

Le 18/05/2024 à 10h57

On lui accorde la valeur de villes entières, voire d’un pays dans sa globalité. Plus incroyable encore: on lui prête le don de traverser les limites entre les temporalités. Ne serait-ce pas cet objet qui aurait permis, comme par magie, de réaliser une transaction 400 ans avant sa propre invention?!

Telles sont les étranges facultés, nées de sournoiseries et de divagations, se rapportant au vélo du sultan Moulay Abdelaziz.

Mais tant que ces élucubrations émanaient de pauvres hères rodant sur les réseaux sociaux pour y répandre avec certitude leur abrutissement, cela pouvait passer, sauf que là, c’est signé par une personnalité politique à la télévision!

C’est bien l’ancien ministre des Sports et ancien président de la Fédération algérienne d’escrime, Raouf Salim Bernaoui pour ne pas le nommer, en situation d’assaut contre un ennemi fantasmé, sur Elbilad TV, qui lançait, voulait-il du tac au tac, un coup d’épée dans l’eau autour du fameux match entre l’USM Alger et la RS Berkane pour ressasser, dans la foulée, que le Maroc avait vendu Sebta et Melilla en échange d’un vélo!

Autant affirmer avoir vu la sorcière aux dents vertes, signe de déchéance fatale, au bord de la route, en pleine hallucination!

Comment un objet inventé en 1817 peut-il être échangé en 1415, date notoire de l’occupation de Sebta par les Portugais, lancés dans la mouvance de la Reconquista, à l’aide d’une armée de 200 navires et de 50.000 hommes menés par le roi du Portugal en personne, João Ier, avec au commandement les infants, Pedro et Henrique, avant que la ville ne revienne à l’Espagne à la suite du désastre lusitanien au Maroc à la Bataille des Trois Rois, la ruine de sa couronne, son occupation par l’Espagne et la reprise de toutes ses possessions, y compris Sebta?

C’est également au 15ème siècle, exactement 320 années avant l’invention de notre engin à deux roues, que Melilla avait été occupée, sous la direction du conquistador Pedro de Estopinan pour le compte du duc de Medina Sedonia, pour rester parmi les possessions espagnoles jusqu’à nos jours, malgré les différentes tentatives militaires du Royaume du Maroc, les pourparlers diplomatiques et les réclamations de souveraineté de l’ère moderne.

Qu’on se rappelle, pour Sebta, toutes les batailles depuis le premier siège de 1418, les combats livrés par le sultan alaouite Moulay Ismaïl et son siège de vingt-sept ans, ou encore le siège entrepris par Moulay Yazid avec ses 20.000 hommes durant quatorze mois!

Il en est de même pour Melilla, au cœur de plusieurs campagnes marocaines visant sa libération: en 1525, en 1563, en 1687… Sans oublier l’assaut commencé au mois de décembre 1774 à l’aide de 30.000 hommes, sous les ordres du sultan Sidi Mohamed ben Abd-Allah, qui furent finalement obligés de lever le siège en mars 1775, à cause de l’interception d’armes anglaises par l’Espagne et l’incursion turque sur la frontière voisine orientale.

Bref, tout se passe avant l’invention de la Laufmaschine (machine à courir) par le baron allemand. Il suffit d’ouvrir un livre, ce n’est pas sorcier!

Mais cela fait un moment que l’évidence est établie: question illogisme et anachronisme, de ce côté-ci, on est servi!

Pour preuve digne d’un sketch des Monty Python: les deux pistolets offerts, selon les dires du président algérien lors d’un entretien télévisé, par George Washington en personne (mort en 1799) à l’émir Abdelkader (né en 1808) dans un décalage temporel à effet humoristique garanti.

Le sujet ne prête pas vraiment à la rigolade, mais comment résister à ce vélo enchanté, capable de faire un bond psychédélique dans le temps?

Ceci étant dit, pour être honnête, il faut avouer que le sultan Moulay Abdelaziz, successeur de son père après la régence du chambellan Ba Ahmad, a souvent été présenté comme un jeune homme épris d’inventions étrangères en une passion pernicieusement relayée par les agents de la présence coloniale, dans un contexte de compétition entre puissances européennes.

Le photographe Gabriel Veyre, recruté au Palais entre 1901 et 1907, auteur de l’ouvrage «Dans l’intimité du sultan», avait bien initié Moulay Abdelaziz au médium photographique et immortalisé son goût pour les nouvelles inventions: montgolfière, feux d’artifice, gramophone, bicyclette…

Il n’en fallut pas plus pour lui tailler une réputation indissociable des amusements dans un contexte de méfiance pour tout ce qui venait de l’étranger, à commencer par ses innovations techniques.

De là à rendre le sultan responsable «d’avoir vendu le pays pour un vélo», il n’y a qu’un pas, allègrement franchi.

Il faut dire que son père, le puissant Moulay Hassan Ier, avait réussi, en habile stratège, à contrecarrer les convoitises occidentales, en pleine course aux colonies, tout en ayant sauvegardé la dignité souveraine du royaume pendant son règne.

Mais personne, en vérité, ne pouvait arrêter l’expansion de l’impérialisme européen qui menaçait à l’échelle mondiale.

Rien que dans le voisinage, la prise d’Alger date de 1830 et la reddition formelle de l’émir Abdelkader en 1847; le Protectorat français de Tunisie est institué en 1881…

Que pouvait faire concrètement le jeune sultan face à une machine en inéluctable mouvement?

Comprenant que là où le bât blesse, c’est le retard technologique dont la plus flagrante des manifestations se situe au niveau de l’armement, il a tenté de moderniser les structures politiques et financières, notamment en envoyant une mission étudiante en Europe pour obtenir l’expertise moderne nécessaire.

Il a également essayé d’instaurer le projet de tartib d’inspiration anglaise.

«Cette imposition sera générale et concernera toutes les tribus et l’ensemble des régions de façon à ce que tout le monde y soit soumis, et ce, sans exception aucune, dit le dahir azizien datant du 17 septembre 1901, qu’il s’agisse de chérifs ou de simples roturiers, d’hommes puissants ou de condition modeste. Même les agents du Makhzen, qu’ils soient gouverneurs, substituts ou simples membres du corps administratif, doivent s’y conformer au même titre que le commun de sorte que nul ne pourra passer outre les obligations prescrites (...)»

Il s’agit donc d’une taxe qui visait à se substituer de manière équitable à celles existantes, en abolissant les privilèges, devant le refus des privilégiés en question et de la puissance «protectrice», de même que les forces conservatrices dont certaines usaient d’arguments religieux, trouvant dans l’ancien système davantage d’attrait dans sa favorisation des chorfa, des chefs des zaouïas, des oulémas et autres bénéficiaires...

Tout cela dans un climat de conquête française des oasis marocaines orientales dès 1900 (Touat, Gourara, Tidiklet...), de pénétration espagnole sur le littoral saharien, d’abus des protections étrangères et leur renforcement des pouvoirs féodaux, de marasme économique, d’évasion fiscale, d’emprunts extérieurs et tous les troubles sociaux et les révoltes populaires qui résultèrent de cette conjoncture générale.

Ramener toute la complexité de la situation à une affaire de vélo, c’est être fâché, à la fois avec la politique et avec le sport!

Par Mouna Hachim
Le 18/05/2024 à 10h57