Le Maroc s’apprête à déployer un plan de relance économique devant mobiliser 120 milliards de dirhams. Quand on sait que l’Europe et les Etats-Unis ont décidé d’injecter respectivement 750 milliards d’euros et 2.000 milliards de dollars, dans quelle mesure le plan de relance marocain pourrait-il surmonter les effets de la crise sanitaire?
L’annonce de la mise en place d’un plan de relance économique a constitué un signal prometteur pour la population et favorable pour les opérateurs. Or, vous savez bien que parmi les facteurs qui influencent fortement les tendances de la conjoncture économique, il y a la confiance. D’un côté, chez les consommateurs, quand ils anticipent une évolution de l’économie et ne craignent pas de perdre leur emploi par exemple, ils vont consommer et permettre à l’appareil productif de fonctionner. De l’autre côté, chez les investisseurs: la confiance en l’avenir les encourage à s’équiper, à embaucher pour produire, avec la perspective de réaliser des profits (dans le cas de la crise actuelle, ils seraient incités à relancer leurs activités qui étaient partiellement ou totalement à l’arrêt).
Vous évoquez les cas de l’Europe et des Etats Unis. Je pense qu’à côté des montants, il convient de relativiser en les rapportant au niveau de richesses (les PIB) des pays. Il y a aussi plusieurs volets à considérer. D’où partent les uns et les autres en termes de niveau de vie, de capacité d’épargne et de concentration plus ou moins inégalitaire, au même titre que les revenus? Puis, comment procède-t-on? Comment sont implémentées les mesures contenues dans les plans de relance?
En résumé, la réussite d’un plan est tributaire des modalités concrètes de sa mise en œuvre et des réactions des acteurs et opérateurs économiques. D’où la nécessité de réfléchir aux conditions de réussite de ce «pacte» de relance.
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Quel regard portez-vous sur le déploiement de ce plan de relance, lequel va mobiliser l’équivalent de 11% du PIB?
Effectivement, 11 % du PIB correspond à un niveau très appréciable, comme vous l’avez rappelé à 120 milliards de dirhams. Seulement, quand on lit le «Pacte pour la relance économique et l’emploi», on relève que 62,5 % de ce montant, soit 75 milliards de dirhams, correspondent en fait à des lignes de crédits garantis par l’Etat. Il ne s’agit donc pas, à proprement parler, de réelle injection de «new money» (nous y reviendrons peut-être dans notre discussion). Le reste, 45 milliards de dirhams, soit un peu plus du tiers, est affecté «à un Fonds d’investissement stratégique».
Permettez-moi de discuter des impacts probables de ces deux mécanismes de mise en œuvre du plan de relance, en commençant par le second qui me semble plus prometteur.
D’après le Pacte, ce fonds «agira directement dans des projets en faisant appel à des partenariats Public–Privé». Mais cela suppose que les opérateurs parviennent à concevoir des projets viables. S’il s’agit de projets d’infrastructures, on peut penser qu’ils seront faciles à identifier, mais leur impact réel se situe dans le moyen et le long termes. A court terme, leurs effets transiteront par les emplois créés à l’occasion des travaux initiés pour la réalisation de ces infrastructures et par les consommations intermédiaires des branches concernées (le BTP en particulier), avec le risque cependant qu’une partie «fuit» du fait du contenu en importation, ce qui réduit les effets d’entraînement sur les autres branches productives de l’économie. L’histoire récente nous enseigne que ce risque existe quand on voit l’élasticité de nos importations face aux variations de la demande.
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Le plan de relance prévoit également un programme massif d’injection d’argent frais en vue de renforcer les capitaux propres des entreprises…
Justement, le second canal d’intervention de ce fonds consiste (selon le Pacte) à agir «indirectement à travers le renforcement des capitaux des entreprises aux fins de leur développement». Dans ce sens, il s’apparente en fait aux actions des sociétés de capital-risque. C’est louable, mais le succès de ce canal est fortement conditionné par le désir des entreprises de se développer. Or, elles ne peuvent aller dans ce sens que si les projets dans lesquels elles se lancent sont prometteurs de profits, et qu'il y a au préalable l’existence d’une demande solvable. D’où les remarques que je viens de soulever sur l’épargne disponible chez les ménages et sur sa concentration (liée aux inégalités). En d’autres termes, améliorer l’accès à des liquidités constitue bien un des volets qui facilitent l’investissement, mais ne signifie pas que celui-ci se réalisera. Mieux, ouvrir des possibilités de crédit n’équivaut pas non plus à injecter de l’argent dans le circuit économique. En résumé, l’existence d’une demande solvable est essentielle.
En Europe, lors du confinement, l’épargne forcée (du fait du blocage de la demande pendant le confinement) était importante. Elle constituait un atout potentiel qui devait atténuer la récession ou la baisse du PIB de 1,5 %. Il s’est avéré par la suite que les dépenses n’ont pas été au rendez-vous. C’est la raison pour laquelle, les pays européens ont révisé leurs prévisions en matière de récession (plus forte qu’estimée au départ) et ont dû envisager de nouveaux plans pour réussir la relance.
Au Maroc, le problème est plus délicat: la frange de la population qui aurait constitué une «épargne forcée» pendant le confinement est très réduite (et le niveau d’incertitude ne l’incite pas à dépenser cette épargne). En conséquence, les entreprises ne semblent pas avoir de bonnes perspectives de garniture de leurs bons de commande, faute de demande. J’ouvre ici une parenthèse pour rappeler que les sociétés de capital-risque n’ont pas fonctionné à plein régime au Maroc, faute de projets; au même titre que beaucoup de fonds de garantie n’ont pas épuisé leur potentiel. En fait, comme on «ne fait pas boire des chevaux qui n’ont pas soif», on ne parvient pas à faire jouer aux banques et aux opérateurs des rôles pour réaliser une alchimie qui conduirait à mettre substantiellement à profit les fonds de garantie.
Cette réalité va conditionner également le succès du premier mécanisme mentionné (l’emploi des 75 Mrds). Je vais donc revenir à la question soulevée au départ: d’où partons-nous?
Selon le rapport de Bank Al Maghrib, l’endettement des entreprises s’élève à 790 milliards de dirhams en 2019, soit 45,1 % du total des valeurs ajoutées, auxquelles il faudrait ajouter les dettes inter-entreprises. Il est donc probable que cette «bouffée d’oxygène» soit exploitée par les entreprises pour emprunter à nouveau facilement (du fait du mécanisme de garantie mis en place) en vue de rembourser leurs stocks de dettes. L’impact se limiterait alors à transformer une partie des dettes déjà contractées en des dettes garanties. Certes, cela améliore leurs capacités de mobilisation de prêts, mais cela ne conduira pas forcément à des projets d’investissement (du fait de l’atonie de la demande mentionnée plus haut).
De plus, outre les perspectives de ventes des entreprises, les investisseurs prennent en compte les coûts des inputs, de la main d’œuvre… et également les taux qu’ils payent pour mobiliser des fonds. Or, au Maroc, les taux débiteurs indiqués par Bank Al Maghrib au premier trimestre 2020 sont à 4,64% pour les facilités de trésorerie, à 4,52% pour les crédits à l’équipement et à 5,16% pour les concours immobiliers et enfin à 6,75% pour les prêts à la consommation. Et nous n’avons pas écho d’une diminution notoire au cours du second trimestre et si l’on se base sur l’expérience de rigidité à la baisse, il ne faut pas s’attendre à une réduction significative dans l’avenir. Or, pour revenir aux exemples au niveau international, les taux débiteurs au Canada tournent actuellement autour de 2% (depuis le 1er avril 2020). Dans ce pays, le taux directeur est de 0,25% contre 1,5% au Maroc, et si on applique la marge de 1,75 point que les banques canadiennes appliquent, les taux débiteurs chez nous devraient être aux environs de 3%. Cela suppose que les banques tiennent compte de la baisse du risque grâce aux garanties introduites. Car on sait que les taux d’intérêt pratiqués comportent le coût de mobilisation des fonds, la marge d’intermédiation et le coût du risque.
D’où une condition supplémentaire assortie au succès du mécanisme de garantie qui absorbe 75 des 120 milliards. Il faudrait que les coûts des emprunts soient effectivement plus attractifs, tout en évitant la «répression financière» qui se traduirait par un simple frein à l’octroi de prêts.
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Quels sont les ingrédients de réussite d’un plan de relance de cette envergure?
Je vous disais au début que les plans de relance sont à apprécier non pas seulement par référence aux montants (même rapportés au PIB), mais aussi et surtout par référence aux modalités de leur mise en œuvre et aux réalités et caractéristiques des pays où elles sont déployées.
Moralité, si je récapitule les propos que je viens de développer, la réussite du pacte est conditionnée par plusieurs facteurs (dont certains revêtent un caractère structurel) et des réalités qui invitent à penser que les résultats risquent de ne pas être à la hauteur des attentes. D’ailleurs, le pacte lui-même parle de «mobilisation de 120 milliards de dirhams pour accompagner la relance économique» et non pas pour «provoquer» la relance économique.
Je pense que des mécanismes complémentaires devraient être considérés, lesquels viseraient une action directe sur la demande. Nos travaux par ailleurs montrent que la contribution de la consommation à la croissance économique est bien plus significative que celle de l’investissement. Il semble donc qu’un contre-choc de court terme requière d’envisager que l’effort soit porté aussi et peut-être surtout, sur la consommation.
Quel type de mesures auriez-vous privilégié dans ce sens? Quelques propositions?
Je citerai trois exemples de voies possibles:
Un, il aurait été judicieux à mon avis de procéder à la hausse du SMIG convenue auparavant;
Deux, le lancement de travaux d’utilité collective (notamment en matière d’environnement) qui donneraient lieu à des distributions de salaires qui boosteraient la demande;
Trois, des soutiens directs et fléchés de la consommation. Dans plusieurs pays (Espagne, Grèce et Roumanie par exemple), pour dynamiser le secteur du tourisme fortement affecté par la crise, il y a eu des octrois de «chèques vacances» pour aider les ménages à s’acquitter des frais d’hébergement, de transport, de loisirs, ainsi que de restauration. Ainsi, au lieu de subventionner les entreprises touristiques, on a cherché à susciter une demande des services qu’elles offrent. Cela a conduit, d’une part, à préserver une partie de leurs emplois et, de l’autre, à encourager les ménages à dépenser dans ce secteur (en réduisant ainsi le risque de maintien sous forme d’épargne de la totalité des sommes non dépensées lors du confinement (l’épargne forcée que j’évoquais auparavant). Dans le cas du Maroc, de tels soutiens à la demande devraient flécher les branches à fort contenu en facteur travail et dont les consommations intermédiaires comportent peu de produits importés.