Serge Linkès: «Le Maroc est l’un des rares pays qui ont inspiré l’écrivain Joseph Kessel plusieurs fois»

Serge Linkès, directeur de l’édition des Romans et récits de Joseph Kessel dans la Bibliothèque de la Pléiade, l'écrivain français en arrière-plan. (Y.ElHarrak/Le360)

EntretienSerge Linkès, directeur de l’édition des «Romans et récits» de Joseph Kessel dans la Bibliothèque de la Pléiade, revient avec brio et force détails sur la relation qu’entretenait le grand écrivain français Joseph Kessel avec le Maroc.

Le 20/06/2024 à 09h09

Serge Linkès est maître de conférences habilité à diriger des recherches (La Rochelle Université) et chercheur à l’Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS). Il a dirigé l’édition des «Romans et récits» de Joseph Kessel dans la célèbre Bibliothèque de la Pléiade (Éditions Gallimard, 2020) et vient de publier «Dans l’atelier de Joseph Kessel, essai de critique génétique» (Éditions Hermann, 2022). Dans cette interview exclusive avec Le360, le spécialiste dresse un tableau captivant et richement détaillé qui révèle en profondeur les liens du célèbre écrivain français Joseph Kessel avec le Maroc. En explorant minutieusement chaque aspect de cette relation, il met en lumière les multiples facettes de l’impact du Maroc sur Kessel, révélant ainsi une perspective nouvelle et soignée sur son œuvre et sa vie.

Le360: contrairement à d’autres écrivains tout aussi importants, Joseph Kessel a rédigé deux romans prenant pour toile de fond le Maroc, «Au Grand Socco» (1952) et «Vent de sable» (1929). Peut-on dire que le Royaume a fortement influencé et inspiré l’auteur du «Lion»?

Serge Linkès: Oui, vraisemblablement, et c’est un des rares lieux qui l’a inspiré plusieurs fois. Il a ainsi donné naissance à deux œuvres radicalement différentes. La première image du Maroc qui a bouleversé Kessel est celle du désert, un paysage qui l’a toujours fasciné, et le désert marocain découvert du ciel fut une expérience inédite qui fera naître son premier «vrai documentaire», «Vent de sable»:

«Lorsque je reportai mes regards vers le sol, une sorte de choc intérieur m’ébranla. Au loin, si loin qu’ils fermaient l’horizon, tremblaient dans la lumière intense les vestiges de l’Atlas. Et, à perte de vue, de pensée et d’espoir, c’était la terre vide, la terre rousse du désert.»

On a du mal à imaginer de nos jours ce que pouvait représenter une telle aventure, mais parcourir 2850 kilomètres, dont 1500 au-dessus du Sahara d’Agadir à Dakar… le tout à bord d’un Latécoère 26. Cet avion faisait à l’époque la fierté de l’Aéropostale, mais paraîtrait bien rudimentaire aujourd’hui. Lors d’une étape, il découvrit le «vent de sable», un vent chaud chargé de sable «qui étouffe les libellules», et décida d’utiliser le nom de ce phénomène météorologique comme titre pour son récit des aventureuses missions de l’Aéropostale.

«Bachir allait devenir le conteur des mille et une complexités de Tanger et restituer l’esprit d’un lieu tendu entre traditions et modernité.»

—  Serge Linkès.

«Au Grand Socco» est en revanche l’évocation d’une expérience radicalement différente, celle de la rencontre avec un peuple et l’effervescence d’un lieu qu’il appréciait tant. Cet univers si particulier sera présenté à travers les récits du conteur Bachir qui est à la fois le personnage principal et le narrateur de cette œuvre. Kessel a trouvé son modèle sur la fameuse place tangéroise du «Grand Socco» (qu’on appelle aussi «Place du 9 Avril 1947») qui donne son titre à ce livre à mi-chemin entre le roman et le recueil de nouvelles. L’écrivain se plaisait à faire le récit de sa rencontre avec Bachir lors de ses interviews, car celle-ci fut en quelque sorte le point de cristallisation, au sens stendhalien du terme, qui déclencha l’envie d’écrire cet ouvrage. Kessel comprit immédiatement que ce personnage concentrait dans son petit corps difforme l’essence même du Tanger de l’époque comme il le confia dans un entretien avec Dominique Favre le 24 septembre 1952 à la RTS:

«C’est vraiment une des personnes que j’ai le mieux aimées au cours de mes voyages, et qui existe le plus et que j’ai presque copié ligne pour ligne, haillon pour haillon […]. [Ces enfants] sont à Tanger comme dans beaucoup d’autres lieux, cireurs de chaussures, vendeurs de journaux, mendiants, petits tailleurs, changeurs pour des sommes minuscules, brefs, ils font tous les métiers. Parmi ces enfants, dont chacun est intéressant, celui qui m’a frappé le plus était un gosse d’une dizaine ou douzaine d’années, on ne peut pas savoir, bossu par devant et par derrière, mais d’une beauté de traits, d’une finesse, d’une autorité dans le regard, et en même temps plein déjà d’une ironie d’homme mur, qui était vraiment saisissant. Et comme dans mon livre, il avait pour lieutenant un minuscule garçon coiffé d’un énorme fez rouge, et une adorable petite fille dont chaque mouvement était la grâce même. Lui ne mendiait pas, il était trop fier pour ça, il faisait mendier ses acolytes.»

Kessel fut véritablement frappé par la vivacité d’esprit de Bachir. Les caractéristiques de son personnage étaient fournies par le modèle lui-même, il n’avait plus qu’à faire fonctionner son imagination, rodée à l’exercice de mêler les réalités et la fiction, pour tisser les fils de son intrigue tangéroise, mais elle devait se faire à la manière orientale: Bachir allait devenir le conteur des mille et une complexités de Tanger et restituer l’esprit d’un lieu tendu entre traditions et modernité, entre tensions politiques internationales et légitimes aspirations à la liberté.

C’est au Maroc, en 1931, que Joseph Kessel fit la connaissance d’Antoine de Saint-Exupéry alors affecté au transport de nuit sur la ligne Casablanca-Port-Etienne. Pourriez-vous nous parler plus de cette rencontre?

Au risque de vous décevoir, je ne crois pas que Kessel et Saint-Exupéry se soient rencontrés au Maroc, même en 1931. Antoine de Saint-Exupéry était déjà affecté en Amérique du Sud lorsque Kessel se rendit au Maroc pour l’écriture de «Vent de sable» au début de l’année 1929. Ce fut cependant une rencontre «virtuelle», car tous les pilotes présents évoquèrent ses exploits. Saint-Exupéry reprit effectivement son travail sur la ligne de Casablanca-Dakar à partir de l’été 1931, mais il est fort peu probable que Kessel se soit rendu au Maroc pour le rencontrer, et il n’y a en tout cas aucune trace d’un tel voyage chez Kessel. De plus, à la fin de l’été 1931, Kessel fut victime d’un grave accident de voiture qui l’immobilisa longtemps et l’obligea à porter une minerve jusqu’à la fin de l’année 1931. Ce que raconte l’auteur, c’est qu’il le rencontra pour la première fois lors d’un dîner qui dura dix heures et après le retour du pilote d’Amérique du Sud. Ce fut par l’entremise de Mermoz avec qui Kessel s’était lié d’amitié quelques années auparavant. Ce que l’on sait factuellement, c’est que le 13 décembre 1931 Kessel proposa un article sur les exploits de «Saint-Ex» après que son roman «Vol de nuit» fut couronné par le prix Femina, cependant il n’évoque pas sa rencontre ni le fait de le connaître personnellement, mais cela n’empêche pas de l’imaginer. Kessel fait également le récit d’un dîner au restaurant en présence des deux pilotes dans un article intitulé «Propos de table» daté du 25 janvier 1932 dans Le Matin. En recoupant tous les éléments des diverses biographies, je suppose qu’ils ont dû se rencontrer dans le courant de l’année 1931, notamment à propos de la faillite de l’aéropostale, sans que je puisse vous donner une date exacte.

«Kessel séjourna de nombreuses fois au Maroc. Il faillit revenir en 1933 pour couvrir le conflit qui opposait les combattants berbères aux forces coloniales françaises.»

—  Serge Linkès.

Une chose est sûre toutefois, Kessel et Saint-Exupéry furent dès lors très liés et ils se rencontrèrent à de nombreuses reprises, souvent en présence de Mermoz, leur ami commun. Kessel était fasciné par ces deux pilotes qui incarnaient l’Aéropostale et donc l’aventure au sens plein du terme, et qui étaient en même temps des écrivains accomplis. Enfin, leur dernière entrevue a eu lieu à Alger en 1944 lors d’un déjeuner en présence d’Edmond Charlot, le premier éditeur de «L’Armée des ombres». Impossible là encore de poser une date sur cette dernière rencontre, Kessel dit parfois que ce fut quelques semaines avant la mort de Saint-Exupéry c’est-à-dire en été, mais à d’autres moments il dit l’avoir rencontré pour la dernière fois au début de l’année 1944… la période était trouble et les souvenirs déjà lointains!

Kessel a visité le Maroc à plusieurs reprises, mais c’est à la faveur d’un séjour de deux mois à Tanger qu’il a finalement décidé d’écrire sur cette ville. Comment expliquez-vous cela?

En effet, après l’épisode relaté dans «Vent de sable», Kessel séjourna de nombreuses fois au Maroc. Il faillit revenir en 1933 pour couvrir le conflit qui opposait les combattants berbères aux forces coloniales françaises (du Service des affaires indigènes du Maroc) dans l’Atlas, mais son nom ayant été évoqué dans l’affaire Stavisky qui secouait alors la République française, Le Matin ne lui permit pas de partir. Il sera vite blanchi dans cette affaire, mais le reportage ne se fit pas. En revanche, il vint y prononcer la même année une conférence intitulée «Les grands naufragés» portant sur les émigrés russes réfugiés à Paris dans les années 1920/1930. Il y fit un bref passage en 1939, le temps d’un reportage sur Tanger lors de son séjour à Gibraltar, ou encore le temps d’une escapade à Marrakech en 1943. Il séjournera enfin trois mois dans le sud du Maroc à partir de juillet 1954, le temps du tournage d’«Oasis» d’Yves Allégret qu’il avait adapté du roman «Commandant» de John Knittel pour le réalisateur.

Mais son séjour le plus marquant est certainement celui qu’il fit à Tanger en 1950. Kessel fut invité par le producteur et réalisateur britannique Carol Reed qui cherchait un scénario se déroulant dans le Tanger d’après-guerre, alors sous contrôle international et lieu de maintes intrigues politiques, militaires ou commerciales, mais qui avait aussi le don de captiver les écrivains. L’amitié qui le liait au réalisateur depuis leur rencontre à Londres pendant la guerre, l’expérience cinématographique avérée de l’auteur (Kessel fut l’auteur de nombreux scénarios et adaptations, parmi lesquels on trouve quelques chefs-d’œuvre comme «Mayerling» ou «La Nuit des généraux»), et sa connaissance des lieux en faisait un scénariste idéal. Kessel, accompagné de son épouse Michèle, séjourna donc à l’hôtel El Minzah situé à proximité de l’ancienne médina et de la Place de France. Il s’immergea dans l’univers de Tanger pendant deux mois à la recherche du sujet qui ferait naître un bon scénario, côtoyant la faune internationale dans les bars à la mode et déambulant sur les places du Grand et Petit Socco à la rencontre des Tangérois. Il crut trouver la matière première d’un scénario à travers l’histoire extraordinaire que lui raconta Teddy, un Danois ancien légionnaire et patron d’une boîte de nuit rencontré lors d’un précédent séjour. Il s’agissait de l’histoire de Monika, une juive tchèque arrivée à Tanger en 1946, devenue entraîneuse dans le bar de Teddy, elle avait assisté à la mort de celui en qui elle croyait avoir reconnu l’un de ses anciens tortionnaires nazis et qui s’était révélé finalement n’être qu’un rescapé des camps comme elle-même. Le réalisateur britannique refusa la proposition trouvant l’histoire trop sombre. Au final, l’auteur en fera un personnage du «Grand Socco» dont l’histoire sera contée par Bachir.

«Le conteur porte aussi la parole de l’indépendance et de la nécessaire réappropriation du Maroc par son peuple.»

—  Serge Linkès.

Ce personnage de Monika allait évidemment en croiser d’autres dans l’imaginaire de Kessel. Notamment les habitants de la Montagne de Tanger, lieu de résidence privilégié des britanniques et américains fortunés, qui vinrent compléter la galerie des personnages du «Grand Socco», mais aussi les responsables locaux du People’s Dispensary for Sick Animals, une association de défense des animaux qui avait pour président le consul général de Tanger. Kessel en profita d’ailleurs pour dresser une véritable satire de la société occidentale de Tanger.

Ce sont donc ces rencontres et ces échanges avec la communauté internationale et bien évidemment le peuple de Tanger, son observation des différents modes d’existence dans ce lieu si particulier qui firent naître «Au Grand Socco». Il faut noter que dans ses récits Bachir ne se contente pas de s’étonner des mœurs incongrues des Occidentaux, il porte également un regard critique sur sa propre civilisation et ses traditions. Mais le conteur porte aussi la parole de l’indépendance et de la nécessaire réappropriation du Maroc par son peuple. Celle-ci est révélée à Bachir par le personnage de Saoud le Riffain qui, les mains accrochées sur le cou du conteur qui vient d’évoquer le «Maroc des Français», hurle: «Il n’y a pas un Maroc des Français, et il n’y a pas un Maroc des Espagnols et il n’y a pas un Maroc de Tanger! Pour moi, tous ces pays n’en font qu’un, et c’est mon pays, le pays de mes pères, fidèles à la vraie foi, guerriers et hommes libres.» Cependant, ne voir en Bachir qu’un «indépendantiste» serait réducteur, comme nous l’avons évoqué précédemment, son regard critique se pose aussi sur les mœurs et les traditions marocaines.

Que représente pour vous Joseph Kessel et pourquoi vous vous êtes intéressé tant à son œuvre et sa vie?

C’est pour moi avant tout un objet d’étude, et pour préciser ma pensée: je fais attention à ce que la passion que je mets dans mon travail de recherche ne devienne pas une passion pour l’objet d’étude. La passion est un merveilleux moteur pour la recherche qui demande beaucoup d’énergie et de temps, mais elle peut aussi être mauvaise conseillère, voire vous aveugler lorsqu’elle se porte sur l’objet d’étude lui-même, je crois qu’il est absolument nécessaire de conserver une distance qui seule permet de conserver un regard critique honnête, et quel que soit l’auteur ou le sujet de recherche. J’essaie donc de travailler le plus objectivement possible sur l’œuvre de Kessel, c’est néanmoins ce que j’ai tenté de faire dans l’édition de ses Romans et récits que j’ai dirigée pour la Bibliothèque de la Pléiade et dans les travaux que je mène aujourd’hui.

En vérité, je ne travaille sur Kessel que depuis quelques années, je suis initialement spécialiste du XIXème siècle, de Stendhal et des manuscrits de cette époque. Mais la rencontre avec le fonds des manuscrits de Kessel a été pour moi l’occasion d’aborder le XXème siècle à travers un fonds très riche constitué à la fois de manuscrits d’œuvres littéraires, de reportages, de récits de procès, de documentaires et de scénarios, et d’horizon très vaste du point de vue géographique et chronologique. Au-delà de mon travail scientifique, si mon intérêt s’est porté sur son œuvre dans son ensemble, c’est que j’ai trouvé chez lui une façon de voir et de restituer le monde qui me semble souvent manquer aujourd’hui. Même s’il n’est pas sans défauts, loin de là, il reste un phare pour de nombreux écrivains, et si Kessel est toujours autant lu aujourd’hui, ce n’est certainement pas pour rien.

Par Saad Bouzrou
Le 20/06/2024 à 09h09