Dans son nouveau livre, «Les silences des pères», Rachid Benzine nous parle d’un père à l’ancienne, c’est à dire sévère et pudique, ne laissant jamais rien transparaître, mais qui laisse une sorte de testament après sa mort: une série d’enregistrements audio, des cassettes dans lesquelles il se confesse au fil du temps. C’est touchant.
Driss Chraïbi a utilisé le même procédé, le même père et les mêmes cassettes, dans le très beau «Succession ouverte», publié en 1962. C’est un livre que j’ai toujours recommandé ou distribué autour de moi. La manière dont ce père mort se dévoile enfin et donne des instructions en employant le «Nous», cette manière de s’adresser à ses descendants comme un sultan des temps anciens s’adresse à ses «sujets», m’a toujours bouleversé.
Je me souviens l’avoir même dit à Chraïbi, le jour où je l’avais interviewé, dans une autre vie. Il avait ri avec sa moue d’enfant mal coiffé (ceux qui ont connu ou fréquenté ce grand écrivain savent combien il avait gardé jusqu’au bout ce côté enfantin, diablotin, volontiers gaffeur), en s’abstenant de faire le moindre commentaire…
Benzine et Chraïbi, à plus de 60 ans de distance, nous racontent donc les silences de leurs pères, de nos pères, ces hommes taiseux par pudeur et par «sagesse», croyaient-ils, ou alors par nécessité (que dire quand on craint d’être mal réceptionné ou qu’on n’a pas les mots), et qui ont fini par «avaler» des cassettes qui leur serviront de testament. Ces cassettes les raconteront. Elles diront ce qui n’a jamais été dit.
Cassette, voilà un mot magique parce que devenu rare, un mot qui ne figure plus dans notre langage de tous les jours. Avant la révolution numérique, ce mot était pourtant très populaire. On utilisait la cassette (K7 pour les branchés) pour dupliquer de la musique en provenance d’un 33 tours ou de la radio.
Et on utilisait la cassette pour nous envoyer des longues confessions. Le téléphone était trop rare, trop cher, alors on se rabattait sur ces petites bandes pour communiquer de loin, sans témoin et sans gêne.
La cassette était tellement populaire que l’on disait de quelqu’un qui parle trop, qu’il avait «avalé une cassette». Nos parents et nos amis qui habitaient en Europe ou plus loin encore étaient pour la plupart des vrais avaleurs de cassettes.
Rappelez-vous de ce grand frère ou de ce cousin MRE. De temps en temps il envoyait une K7, qui mettait 3 ou 4 semaines avant de vous parvenir. Parfois elle était endommagée, avec une bande magnétique (on disait «cinta») hachurée ou décollée.
Mais il arrivait aussi que la K7 tombe d’abord entre les mains du père ou de l’aîné de la famille. Il la découvrait en premier, en solitaire. Il se transformait alors en comité de censure à lui seul. Il prenait le soin d’effacer les parties gênantes, avant de tout remonter et de repiquer le contenu sur une K7 vierge. Il pouvait aussi se servir d’une paire de ciseaux pour couper les passages en question.
Et que coupait-il? Les moments d’émotion, de faiblesse, les épanchements intimes.
Eh! oui, la censure n’était pas que politique, mais sociale et culturelle. Elle n’était pas seulement le fait de l’Etat, mais des individus aussi. On ne censurait pas que les films et les livres. On censurait nos propres communications. On coupait tout ce qui dépassait. On lissait, on aseptisait, on égalisait. On censurait pour, croyait-on, protéger les enfants et les parents les plus fragiles…
On censurait de bonne foi, la conscience tranquille, en se disant: «Tu ne vas tout de même pas faire pleurer ta pauvre maman, ton petit frère qui ne connaît rien à la vie, ton grand-père qui marche avec un déambulateur…».
Le livre de Chraïbi m’avait déjà plongé dans ces souvenirs de cassettes, de censure et de retenue. Le livre de Benzine aussi. Leurs pères ressemblent à nos pères, taiseux, pudiques, protecteurs, mais grands avaleurs de cassettes.