Ce sont des milliers de pièces qui partent en silence. Des fossiles marocains arrachés à la roche, enveloppés dans des sacs usés, glissés dans des coffres de voitures, traversant des frontières sans laisser de trace. Chaque année, des os, des dents, des trilobites, des vertèbres de dinosaures quittent clandestinement le pays. Pas de bruit, pas de scandale, pas de poursuites.
Un patrimoine important s’évapore à mesure qu’il s’arrache au sol. Le constat a été d’ailleurs dressé par plusieurs chercheurs marocains et étrangers lors du 3rd International Symposium on North African Vertebrate Palaeontology (NAVEP3), organisé du 8 au 11 octobre 2025 à la Faculté des sciences d’Oujda.
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«Même si le Maroc a ratifié la Convention Unesco 1970 qui vise à protéger le patrimoine en interdisant l’importation, l’exportation et le transfert illicites des biens culturels et les efforts déployés par les autorités compétentes, il est très difficile de lutter contre le commerce illégal des fossiles, des minéraux et des météorites», constate Driss Ouarhache, professeur-chercheur à l’université Sidi Mohamed Ben Abdellah de Fès.
Le plus récent de ces départs fait grincer les dents. Il s’agit de plusieurs ossements de Spicomellus, ce dinosaure blindé découvert récemment à Boulemane, mis en vente par un «marchand clandestin» originaire de l’Oriental, sur une plateforme bien connue des collectionneurs privés... en sold-out.
Un ossement de Spicomellus mis en vente.
Les ossatures, qui ont atterri en Allemagne, sont décrites comme «uniques, presque complètes, de qualité muséale». Le vendeur affirme même qu’elles sont «meilleures que le fossile de référence scientifique».
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Comment donc de tels fossiles ont migré vers l’Allemagne? Kawtar Ech-charay, l’une des scientifiques qui ont participé à plusieurs études de fossiles, dit qu’il s’agit d’un «mystère entier», pour les chercheurs eux-mêmes, puisqu’aucune trace n’indique comment ces pièces ont quitté le pays de façon inaperçue.
Ce qui est sûr: une fois à l’étranger, ces fossiles entrent dans un marché bien organisé. «Des plateformes spécialisées les mettent en ligne avec des photos soignées, une lumière flatteuse et des descriptions vendeuses. Les mots sont bien choisis: rare, unique, qualité muséale. Dans le même temps, les réseaux sociaux amplifient la visibilité de ces ventes. Les comptes Facebook et Instagram servent de vitrines parallèles, élargissant la clientèle», détaille la chercheuse.
Une simple recherche en ligne suffit pour lever le voile sur un marché insoupçonné. Fossiles, dinosaures, Maroc… En tapant ces mots-clés sur une plateforme de vente grand public, apparaissent des annonces qui donnent le vertige. Comme ce squelette de reptile marin proposé à près de 37.000 euros, sans compter la livraison.
«Il y a une chaîne alimentaire», décortiquait pour l’AFP Jeremy Xido, réalisateur américain du documentaire «Dinosaures, la chasse aux fossiles».
En bas de l’échelle, il y a «des gens extrêmement pauvres qui extraient des fossiles dans des conditions parfois dangereuses pour nourrir leur famille. Plus haut, il y a des personnes avec des moyens qui sont soit du Maroc, soit des étrangers, qui viennent acheter en gros et transportent, légalement ou illégalement, vers de plus grands marchés internationaux», résumait le documentariste.
Des pièces exposées, mais rarement analysées
Résultat: ces fossiles ne font généralement l’objet d’aucune véritable étude scientifique lorsqu’ils quittent le pays, regrette Kawtar Ech-charay: «Ils échappent aux chercheurs et s’effacent dans les circuits discrets du commerce parallèle. Certains trouvent une place dans des musées, parfois étudiés tardivement, souvent simplement exposés. Une grande partie finit enfermée dans des collections privées.»
La documentation d’un fossile compte autant que le fossile lui-même. Lorsqu’il est extrait sans relevé, sans localisation précise ni données stratigraphiques, il perd sa mémoire scientifique. Le travail de restauration commerciale accentue la perte d’informations. Les surfaces sont polies, les fractures rebouchées, les traces naturelles effacées. Les stries, les marques de morsure, les microfissures disparaissent avec les outils du préparateur. Ce lissage rend impossible toute analyse fine, signale notre interlocutrice.
Les chercheurs n’ont cessé de tirer la sonnette d’alarme face à ce trafic qui prive le pays d’un patrimoine paléontologique inestimable et non renouvelable. Après de multiples mobilisations et plaidoyers, une première réponse législative a commencé à émerger, fait remarquer Driss Ouarhache.
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Adoptée à l’unanimité par la Chambre des représentants en février 2025, la loi 33-22 relative à la protection du patrimoine culturel interdit la destruction, l’exportation et la vente illégale des fossiles.
Ce texte s’ajoute à la loi 33-13 relative aux mines qui encadre, depuis 2015, l’extraction, la collecte et la commercialisation des spécimens minéralogiques et des fossiles, sans oublier les météorites qui sont soumises à autorisation administrative, nous explique Kawtar Ech-charay.
«Le chemin reste toutefois long. La loi 33-22 doit encore être complétée par des textes d’application pour devenir pleinement opérationnelle», note, de son côté, Driss Ouarhache.
En plus de la loi adoptée, les efforts déployés par les autorités contre ce fléau et à force d’alertes lancées par les chercheurs, les responsables ont fini par conclure plusieurs conventions de rapatriement de fossiles marocains. Ces dispositifs restent toutefois loin d’être exhaustifs et reposent largement sur la coopération des États concernés, fait remarquer Driss Ouarhache.
En 2022 par exemple, un fossile de crâne de crocodile marocain retrouvé en 2014, dans une ferme de l’Indiana, par l’unité spécialisée dans le patrimoine culturel relevant du Federal Bureau of Investigation (FBI), a été restitué par les États-Unis.
En 2024, quelque 117 fossiles datant d’environ 400 millions d’années, ont été remis au Maroc par les autorités chiliennes.
Quelques uns des 117 fossiles rares datant de 400 millions d'années restitués au Maroc par le Chili.
Un autre point important et pas des moindres: certains chercheurs étrangers choisissent également de restituer volontairement les pièces importantes qu’ils ont achetées, conscients de leur valeur scientifique, poursuit le professeur-chercheur à l’université Sidi Mohamed Ben Abdellah de Fès. «Nous avons la promesse du retour d’un ossement de Spicomellus en provenance de Suisse, mais nous l’attendons toujours», dit-il.
George Blasing, directeur de Dinosaur George Company au Texas, est l’un de ceux qui ont décidé de renvoyer des fossiles marocains aux chercheurs après en avoir découvert l’importance. Il raconte qu’il avait acheté, comme il le fait depuis des décennies, un ossement présenté comme une simple épine caudale d’un dinosaure indéterminé.
Ce n’est que plusieurs mois plus tard, en consultant une publication scientifique sur Spicomellus, parue en août 2025, qu’il réalise que la pièce qu’il possédait correspondait à l’une de ces épines caractéristiques. Il a alors pris contact avec Susannah Maidment du Natural History Museum de Londres, qui a partagé, à son tour, les images avec ses collègues de la Faculté des Sciences Dhar El Mahraz de Fès.
George Blasing explique qu’il a toujours acheté et vendu des fossiles communs (dents de mégalodon, trilobites, vertèbres ordinaires) mais qu’il n’avait jamais souhaité garder une pièce d’importance scientifique. «Quand j’ai compris ce que j’avais entre les mains, j’ai estimé qu’il était de ma responsabilité de le renvoyer aux chercheurs. Ce type de fossile doit servir à la science, pas à une collection privée», raconte-t-il.
Il a donc organisé le rapatriement des spécimens pour qu’ils rejoignent les collections marocaines et puissent être étudiés par des spécialistes. «Cette opération de rapatriement s’est bien déroulée, et nous souhaitons que d’autres collectionneurs fassent de même», signale Driss Ouarhache.
Driss Ouarhache insiste sur la nécessité de sensibiliser le grand public à la valeur scientifique et culturelle des fossiles en particulier, et du patrimoine géologique en général. C’est pourquoi il plaide pour une approche éducative fondée sur la compréhension et la valorisation de ce patrimoine.
Il estime qu’il est essentiel d’expliquer et de transmettre l’importance de ces témoins de l’histoire de la Terre. Selon lui, une meilleure connaissance du rôle des fossiles dans la recherche scientifique permettrait de susciter un sentiment de responsabilité collective. Les citoyens, mieux informés, deviendraient alors les premiers défenseurs de ce patrimoine, au lieu de le considérer comme une simple ressource commerciale.
Un patrimoine à préserver
Pour le chercheur, la préservation de ce patrimoine passe avant tout par sa mise en valeur scientifique et culturelle. Les pièces rares ou d’un intérêt scientifique majeur doivent être étudiées, conservées et exposées sur le territoire national, afin d’enrichir la recherche et de renforcer le rayonnement du savoir marocain.
Driss Ouarhache souligne, par ailleurs, l’importance de développer des musées régionaux et spécialisés, capables de présenter ces richesses au public tout en soutenant les travaux des chercheurs. L’exposition de fossiles, qu’elle se fasse au Maroc ou à l’étranger, doit avant tout contribuer à la reconnaissance internationale du patrimoine géologique du Royaume. Elle représente aussi un levier pour promouvoir un tourisme scientifique durable, respectueux des sites naturels et porteur d’une véritable fierté patrimoniale.
Pour le moment, les efforts de récupération restent fragiles face à l’ampleur du trafic. Des milliers de fossiles marocains ont déjà quitté le territoire... et beaucoup ne reviendront jamais. Les textes législatifs, les conventions internationales et quelques retours volontaires tracent une ligne de résistance. Mais sur le terrain, les fouilles clandestines continuent, les circuits d’exportation sont bien rodés et la valeur scientifique de ces pièces s’efface à mesure qu’elles s’éparpillent dans des collections privées, regrettent Driss Ouarhache et Kawtar Ech-charay.


























