Billet littéraire KS. Ep 28. «Le Sahel. Tribus, jihad et trafics» de Beatriz Mesa, ou la poudrière expliquée

Beatriz Mesa, enseignante-chercheuse et auteure.

L’essai de Beatriz Mesa explore les rouages de l’économie criminelle dans la région sahélienne malienne, mettant en lumière les stratégies déployées par les groupes terroristes pour consolider des réseaux mafieux complexes. Ces réseaux, gangrenés par des trafics multiples -drogues, armes, razzias humaines et kidnappings- s’insèrent dans un système organisé, où la terreur devient à la fois un moyen et un outil pour perpétuer une économie souterraine.

Le 29/11/2024 à 10h00

L’ouvrage retrace les origines de ce terrorisme islamique moderne, où des groupes comme Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) s’imposent dans les déserts sahéliens. Pour l’auteure, il faut remonter à 2001, année marquée par la brutalité et la destruction des tours jumelles à New York, un événement «qui a déclenché des guerres préventives contre la menace terroriste dans le monde» et «a particulièrement impacté la région du Sahel». Ces années coïncident avec la fin de la Décennie noire en Algérie et l’exode des «partisans du jihad en Algérie» vers le Mali. Les jihadistes algériens sont «enrichis par l’expérience acquise sur d’autres fronts, comme en Afghanistan» et passent «plusieurs années réfugiés» dans les zones de «l’Adrar et des Hoggar, au nord du Mali». Ces sanguinaires groupes sécessionnistes vont créer des vases communicants avec l’Algérie et, plus tard, la Mauritanie.

Qui sont ces jihadistes algériens?

Dès 2003, le Sahel devient le théâtre de la montée en puissance des groupes jihadistes: «Ce fut une astuce très intelligente de la part des Algériens d’épouser des femmes de la tribu arabe Al-Wasra -les autres tribus étant minoritaires, Oulad Idriss et Ould Ich, de Bérabiche- car, si une stratégie centrale était conçue pour opposer les sécessionnistes autochtones aux jihadistes algériens, elle serait très difficile à appliquer puisqu’elle équivaudrait à opposer les parents à leurs enfants».

Dès lors, «les jihadistes algériens vont commencer à donner des signes de leur existence, sous la forme de propagande, de discours visuels ou en perpétrant des actes terroristes». Ce n’est cependant qu’avec leur première opération spectaculaire de prise d’otages, «lorsque 32 personnes furent enlevées», que ces groupes attireront une attention internationale accrue. Les négociations ardues qui s’ensuivent dévoilent aux yeux du monde non seulement l’existence de ces acteurs, mais aussi leur appartenance idéologique. «Ces Algériens intégrés sous la bannière de la Salafiyah jihadiste» montrent alors leur capacité à frapper fort et à faire de cette région un enjeu stratégique mondial.

D’autres groupes terroristes vont naître des divisions de la matrice originale, tous ayant un lien avec les premiers jihadistes algériens, comme le «Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), Ansar ed-Dine, Al-Mourabitoun ou aujourd’hui le Front de libération du Macina (FLM)».

Comment s’organisent économiquement les groupes terroristes?

Selon la chercheuse, il n’y a pas lieu de chercher dans les étendards des groupes terroristes les vraies motivations de leurs activités dans le Sahel. Désormais, prime le «profit économique»: «Les rangs de l’insurrection de l’Azawad ou de ceux du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) en Algérie, se sont transformés avec le temps. Ils sont devenus des combattants désormais animés par de nouvelles motivations centrées sur le profit économique.»

La région est une zone de transit de commerce de produits légaux et illégaux, ainsi qu’un réservoir important de ressources naturelles non encore exploitées. Le Sahel abrite de très grandes réserves de pétrole et de gaz découvertes dans les années 2000, si bien que la région est aujourd’hui considérée comme le dernier «Eldorado» africain pour les hydrocarbures. Cette zone de combats effrénés recèle «également de grandes réserves de minéraux tels que l’uranium et l’or», ajoute l’auteure. Le contrôle de l’économie criminelle est devenu une priorité pour les groupes dits «insurrectionnels» du nord du Mali, parce qu’elle représente en soi l’une des principales raisons de la lutte dans la région. Tout cela a contribué à l’augmentation de la criminalité et de la violence politique et à l’émergence de nouveaux entrepreneurs politico-économiques aux confins de la contrebande traditionnelle et du crime organisé, pour qui le territoire est devenu une enclave stratégique.

La consolidation du phénomène de l’économie criminelle a évolué, écrit Beatriz Mesa, «telle une corde qui s’étire plus ou moins en fonction des rapports de force, entre clans ou groupes armés, guidés par leur propre intérêt, jusqu’à ce que ces cordes finissent par se rompre, traduisant l’effondrement des équilibres du pouvoir dans la région».

Le rôle de l’Algérie pointé du doigt

Jusqu’aux récentes sorties à l’ONU du gouvernement malien contre les «ingérences» d’Alger dans les affaires maliennes, l’Algérie, «avec le consentement du Mali», contrôlait déjà «250.000 km2 de territoire malien grâce à son armée». L’auteure avance que le Mali est devenu aujourd’hui «un espace stratégique», voire vital pour l’Algérie qui «cherche à obtenir une position prépondérante dans la région».

Selon l’auteure, la question de l’insécurité dans la région «est intimement liée et dépendante des réseaux de l’économie criminelle». Il n’y a pas, rappelle-t-elle, «de frontière entre ceux qui sont impliqués dans la violence politique et ceux qui dirigent l’entreprise de la drogue et d’autres produits criminels».

La thèse idéologique mise à mal par l’activité criminelle

Béatrice Meza décrit le Mali comme l’espace d’une lutte sans foi ni loi, menée par des criminels dépourvus de toute véritable idéologie à défendre. Leurs intérêts s’entrelacent avec ceux de certaines élites de l’armée malienne et de l’armée algérienne, qui contribuent à maintenir cette situation de violence. Selon l’auteure, l’objectif des groupes armés est le contrôle d’un territoire permettant l’accumulation du pouvoir économique, reléguant au second plan la lutte pour la mise en œuvre d’un projet défendant une cause politique ou idéologique.

Cet ouvrage s’inscrit en faux par rapport aux thèses qui soutiennent que l’accroissement de la violence au nord du Mali et la croissance de l’instabilité qui en résultent sont la conséquence du terrorisme international ou de l’insurrection indépendantiste. L’augmentation de la violence, qu’elle soit collective ou individuelle, est inextricablement liée à l’accroissement de l’activité criminelle dans la région, une activité qui implique un nombre croissant d’acteurs.

«La déstabilisation du nord du Mali a un impact sur toute la région du Sahel», et ne s’enracine «ni dans les positions indépendantistes ni dans celles qui agissent sous la couverture jihadiste», ajoute la chercheuse. Elle trouve plutôt «ses origines dans l’évolution du crime organisé, à travers des activités telles que les enlèvements, le trafic de drogue, d’armes et de personnes, ainsi que dans l’ambition de contrôle territorial».

Les trafics comme piliers de l’économie

Et l’auteure d’ajouter: «Derrière les slogans politiques se cachent de très puissantes structures économiques qui ont œuvré dans l’impunité depuis les années 1990 jusqu’à nos jours.» En effet, les «enlèvements et le trafic de drogue sont au cœur des opérations des katibas algériennes de l’AQMI, auxquelles des Mauritaniens viennent se joindre». Bien que ces organisations se parent de discours religieux ou politiques pour légitimer leurs actions, ces étendards ne sont souvent que des façades destinées à rallier des adeptes, impressionner leurs ennemis ou manipuler les perceptions locales et internationales.

Dans cette région, où l’État est souvent absent ou extrêmement faible, ces groupes exploitent les failles pour asseoir leur contrôle sur des routes stratégiques et des ressources locales: «Le véritable moteur de ces mouvements est moins la foi que la quête de pouvoir, d’argent et de domination territoriale.»

Les trafics d’armes, de drogues, et même d’êtres humains deviennent des piliers de leur économie: «Ils ne se battent pas pour une cause religieuse unique, mais pour maintenir et étendre un empire criminel». Ainsi, la foi devient une monnaie d’échange idéologique, tandis que la réalité de leurs actions repose sur des logiques mafieuses et des intérêts matériels.

Auteure de plusieurs livres sur le terrorisme en Afrique, Beatriz Mesa est professeure associée au Collège des sciences sociales de l’Université internationale de Rabat et chercheure au Center for Global Studies. Elle est considérée depuis une dizaine d’années comme une experte avisée du Sahel.

«Le Sahel. Tribus, jihad et trafics», 254 pages. Éditions La Croisée des chemins, Collection «Sembura», 2024. Prix public: 110 DH.

Par Karim Serraj
Le 29/11/2024 à 10h00