Un Sud-Coréen parle de nous

Famille Ben Jelloun

ChroniqueLe réalisateur du film «Parasite» décrit la Corée du Sud. Mais comment ne pas penser au Maroc, le plus beau pays du monde où les riches ne cessent de s’enrichir et les pauvres doivent se débrouiller au jour le jour pour avoir un semblant de vie.

Le 17/02/2020 à 10h59

De tous les arts, le septième est le plus populaire. Crise ou pas, des salles de cinéma continuent d’être remplies d’amateurs de films. La dernière Palme d’Or à Cannes, «Parasite» du Sud-Coréen Bong Joon-Ho, vient d’emporter l’Oscar du meilleur film de l’année, ce qui est une première pour un film étranger.

Tant de récompenses et surtout un grand succès en salle, font de ce film un cas d’école: le cinéma, quand il est fait par des professionnels de talent, des créateurs qui observent leur société avec justesse et perspicacité, tend un miroir à la société. Ici, il s’agit ni plus ni moins du thème de la lutte des classes. Sujet évident, mais difficile à illustrer. Il ne s’agit pas de mettre en scène deux classes sociales et de les opposer. C’est plus subtil, plus délicat, et surtout plus suggestif.

«Parasite» raconte l’histoire des Ki-Taek, une famille très pauvre, habitant dans un sous-sol humide et malsain. Les parents et les enfants se débrouillent comme ils peuvent pour survivre dans une société où les riches sont très riches et les pauvres très pauvres. (Cela nous rappelle notre cher Maroc). Un des enfants réussit à se faire embaucher chez les Parks pour enseigner l’anglais à un de leurs enfants. Les Parks habitent une maison splendide, une de ces villas où des architectes ont donné libre cours à leur imagination. Ce genre de superbe maison existe chez nous, dans les quartiers résidentiels de Casa ou de Marrakech.

La famille pauvre connaît cette maison, mais de l’extérieur.

Quand les Parks décident de partir en vacances, les Ki-Taek en profitent pour visiter la maison de rêve. La visite se prolonge et voilà les membres de cette famille que le sort n’a pas favorisé, installés là afin de profiter de tous les biens de ce lieu.

Evidemment, c’est le point de départ d’une tragédie qui se dessine devant nos yeux. Au début, on rit, on trouve l’intrusion drôle et on rigole car on finit par s’identifier à ces personnages. Comme le réalisateur l’a fait remarquer, «il s’agit d’une tragi-comédie» sur les inégalités qui creusent la société. Il parle de la Corée du Sud. Mais comment ne pas penser au Maroc, le plus beau pays du monde où les riches ne cessent de s’enrichir et les pauvres doivent se débrouiller au jour le jour pour avoir un semblant de vie.

En 1961, le grand Luis Buñuel avait réalisé «Viridiana», un film dénonçant les condition des domestiques et des pauvres dans une société madrilène minée par une lutte de classes sous la dictature de Franco. Dans une belle propriété, des mendiants se livrent à une orgie épouvantable, allant jusqu’à tenter de violer la jeune femme qui les a recueillis. Buñuel avait choisi la dérive surréaliste pour filmer cette métaphore. Des pauvres occupent une maison de grands bourgeois et profitent de cette part de rêve à laquelle ils n’avaient jamais pu atteindre, allant jusqu’à tout saccager.

Le Sud-Coréen met en scène des situations d’une grande simplicité. Il crée une tension de plus en plus haute jusqu’au drame, jusqu’au moment suprême où le sang va couler abondamment.

Je sais que le film est visible au Maroc. Il serait intéressant de revenir à la vieille formule du Ciné-Club et d’organiser des séances de projection suivies de débat avec le public. «Parasite» nous concerne. Il nous parle, comme il a si bien parlé aux millions d’Asiatiques et d’Occidentaux. C’est un film à portée universelle.

Tout artiste est témoin de son époque, de ses failles, de ses blessures, de ses injustices. En ces jours est sorti le film «Adam» de Maryam Touzani. Lui aussi, il nous renvoie une image parfois insoutenable de nos failles et blessures. Il est en quelque sorte le complément de «Parasite». Il traite un sujet qui s’inscrit dans le scandale de l’hypocrisie sociale. Mieux que n’importe quel discours des hommes politiques, ces films nous disent le Maroc d’aujourd’hui, avec ses contradictions, avec ses inégalités, avec tout ce que nous aimons et tout ce que nous détestons et ce qui nous fait horreur.

La lutte des classes n’a pas disparu. Elle existe, elle nous concerne, elle nous parle. L’art n’a pas de but utilitaire. Mais il peut, sans que ce soit manichéen, sans que ce soit caricatural, susciter en nous des réactions, des émotions qui nous font prendre conscience d’une réalité insoutenable. Il nous montre le monde avec ses ambigüités, ses contradictions et nous met face à nous-mêmes. Ces films ne sont pas des divertissements, ce sont des actes politiques qui ne laissent pas notre conscience en paix.

Et c’est par la culture, par l’intelligence créatrice, par l’audace de l’imagination que le monde pourra un jour changer.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 17/02/2020 à 10h59