A Lausanne, un pont en plein centre-ville est souvent utilisé pour sauter dans le vide et mourir. Sous ce pont, il y a toujours une couverture grise et un brancard pour récupérer et transporter les victimes à l’hôpital ou à la morgue. La Suisse a tout prévu. Pas Chefchaouen. Normal parce que le suicide n’est pas une pratique très courante dans notre pays.
En 1982 parut en France un livre, plutôt un manuel, qui fit grand bruit «Suicide mode d’emploi» écrit par Claude Guillon et Yves Le Bonniec aux éditions Alain Moreau. Il fut acheté par beaucoup de gens et certains qui voulaient réussir leur suicide y avaient trouvé les moyens et techniques pour atteindre une mort volontaire sans accroc. Le livre devint un scandale. Des familles portèrent plainte contre l’éditeur. Cinq ans plus tard, il est interdit à la vente. Aujourd’hui, on peut le retrouver sur certains sites où il est vendu à 100 euros.
Comment ça se fait que depuis le début de cette année plus de quinze jeunes gens se sont donné la mort dans la charmante petite ville Chefchaouen? Pourquoi ce lieu sympathique, à l’écart de l’agitation des grandes cités comme Tanger ou Casablanca, où probablement personne ne possède le fameux manuel interdit, a suscité chez ces personnes l’envie de se supprimer? Cette vague de suicides a été rapportée par la presse et personne ne comprend pourquoi il y a eu tant de suicides en si peu de temps? C’est devenu un phénomène de société, incompréhensible et surtout rare étant donné que le suicide est un sujet tabou.
Le Marocain en général, surtout quand il est bon croyant, ne défie jamais la volonté divine. Même les personnes en fin de vie qui souffrent le martyre, n’osent pas abréger leur mal en avalant une pilule libératrice. Ce serait aller contre la décision du Créateur, ce serait lui désobéir et Le Coran dit que le suicide est interdit et est très sévèrement puni. Les versets 29 et 30 de la Sourate 4 sont clairs: «Et ne vous tuez pas vous-même (…) et quiconque commet cela, par excès et par iniquité Nous le jetterons au feu…». Un hadith du Prophète Mohammad précise cet interdit : «Celui qui se donne la mort par un moyen quelconque sera châtié par ce même mode de mort le jour de la Résurrection». En outre, le code pénal marocain interdit l’incitation au suicide par un à cinq ans de prison.
Les juifs et les chrétiens tiennent le suicide pour un délit impardonnable. D’ailleurs des familles croyantes refusent, quand elles publient des faire-part, de signaler que le défunt a mis fin à ses jours.
Au Maroc, le suicide n’est pas un sujet qu’on aborde facilement en famille. En fait les sociétés qui ne reconnaissent pas l’individu n’admettent pas non plus le droit à la mort volontaire. C’est différent dans les pays occidentaux où l’individu a le droit de disposer de sa vie et personne ne doit se permettre de le lui reprocher.
Il en va du suicide comme de la liberté de conscience. La constitution de 2011 n’a pas reconnu au citoyen marocain le droit de croire ou de ne pas croire, le droit de changer de religion ou de refuser toute religion. Cette liberté fondamentale est la base qui fait de l’individu un être unique et singulier.
Il serait intéressant d’étudier, d’un point de vue sociologique, les motifs de ces suicides survenus à Chefchaouen. Qu’y a-t-il dans l’air pour que des jeunes gens se suppriment comme si c’était devenu une mode? Un colloque a été organisé dans cette ville en mars dernier. On a rappelé que depuis 2014 à aujourd’hui on a compté plus de 200 suicides, sans parler des tentatives qui ont échoué.
La misère, le manque de perspectives d’avenir, la violence faite aux femmes, la marginalisation et certaines maladies mentales non traitées ont été avancés comme motifs expliquant ces suicides. Mais nous retrouvons ces mêmes violences dans d’autres villes du pays sans que cela se traduise par une série de suicides.
Chefchaouen serait-elle la ville du désespoir absolu? On a du mal à le croire. En tout cas, elle nous signale que des jeunes gens ayant perdu tout espoir d’avoir une vie digne et épanouie préfèrent se supprimer plutôt que d’attendre un miracle qui les ferait sortir du tunnel.