La vengeance du mouton

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ChroniqueIl faudrait se priver de ces scènes où le sang coule sur les trottoirs ou dans les caniveaux, ces scènes où on rencontre des bouchers courir d’une maison à une autre, un grand couteau à la main, leur tablier taché de sang.

Le 12/09/2016 à 11h48

On dit que c’est «la fête du mouton». Pour la pauvre bête qui sera sacrifiée ce n’est pas la fête, c’est la défaite. Disons que c’est son destin. Nous n’avons pas au Maroc de pitié pour les animaux. Si les rares animaux dits domestiques pouvaient parler, ils vous raconteraient des choses bien étranges et souvent horribles sur ce qu’ils subissent. Mais ce n’est pas notre culture. Les humoristes comme Fellag ou Gad El Maleh ont fait des sketches illustrant ces comportements hostiles contre les animaux en général et les chiens en particulier.

Dans le récit des «hommes de la caverne», il y a un chien. Il dormira lui aussi 309 ans au seuil de la caverne, fidèle aux sept dormants. Dans le Coran il est écrit : «Leur chien se tenait sur le seuil, les pattes de devant étendues». Et pourtant, dès qu’on peut lui donner un coup de pied, on ne s’en prive pas.

Cette fête, de symbolique et religieuse est devenue un rituel social. D’où une forte pression sur les familles pour faire comme tout le monde et acheter un mouton dont le prix représente parfois le salaire mensuel du père ou de la mère.

Je me souviens, il y a une vingtaine d’années, feu le roi Hassan II avait demandé aux citoyens de ne pas sacrifier de moutons parce que la saison était mauvaise à cause d’une sécheresse sévère. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Mais on pourrait imaginer une petite réforme qui épargnerait quelques moutons, d’autant plus que le Maroc est obligé d’en importer de pays lointains.

Mais c’est difficile car là, on va toucher la tradition et le besoin de fête. Il faudrait se priver de ces scènes où le sang coule sur les trottoirs ou dans les caniveaux, ces scènes où on rencontre des bouchers courir d’une maison à une autre, un grand couteau à la main, leur tablier taché de sang. Et puis, ces têtes de moutons en train de griller sur le feu, dégageant une odeur spéciale et une fumée épaisse.

On pourrait alors évoquer les ennuis de santé que la consommation de la viande de mouton (les Marocains l’aiment grasse) provoque chez les gens. Ce n’est plus la fête du mouton, mais la fête du cholestérol, pas le bon, mais le LDL, le mauvais, celui qui s’accumule dans les parois des artères, s’y oxyde et se transforme en plaques dans les vaisseaux risquant de se boucher, ce qui provoque des accidents cardio-vasculaires. C’est en quelque sorte la vengeance du mouton. Il tue de manière posthume.

On sait que le diabète et le cholestérol sont les maladies les plus répandues au sein de la population marocaine. Des médecins ont beau intervenir dans des émissions de radio ou de télé pour prévenir et avertir les gens contre ces dangers, ils n’arrivent pas à changer leurs habitudes.

Au bout du compte, l’esprit symbolique et métaphorique du sacrifice d’un agneau telle que c’est relaté dans les textes disparaît dans la fumée des brochettes, celles du fameux boulfaf particulièrement nocif pour la santé puisqu’il est composé de gras entourant des morceaux de foie.

Certes, on me dira que des familles pauvres attendent cette fête pour enfin manger de la viande. C’est vrai. Faisons en sorte que les travailleurs soient moins exploités, mieux payés et davantage respectés afin qu’ils gagnent assez bien leur vie et qu’ils s’offrent de la viande souvent dans l’année. Cela, les politiques ne le réalisent pas. Ce qui les intéresse avant tout, c’est tout faire afin de garder leur siège de député ou de ministre.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 12/09/2016 à 11h48