Ahmed, c’était la joie, c’est la joie, la rigolade, je continue de parler de lui au présent parce que son départ si vite, si brutal est un des tours qu’il aime jouer à ses amis. Je suis là, disait-il, alors qu’il était ailleurs. Ahmed est un homme fraternel, bras ouverts, le cœur sur la main, le sourire et surtout le rire toujours là. Quand ça ne va pas, il s’enferme et dort parfois plus d’une journée. Il éteint le téléphone et prend le large dans la nuit qui n’appartenait qu’à lui. Sous des apparences de légèreté, il lisait beaucoup, se tenait au courant de l’actualité et faisait des analyses très fines et souvent très justes.
Ahmed sacrifie une bonne affaire pour une bonne blague. Il adore prendre la vie du côté le plus heureux, le plus beau. Il méprise l’argent et le dépense sans compter, lui, pauvre, fils de pauvre, garçon de café à Asilah à treize ans, sa ville natale, lui, arrivé là dans une belle réussite, modestement, en travaillant tout le temps, sans jamais perdre sa bonne humeur ni sa générosité.
Il aime raconter cet épisode de sa vie. Vif, intelligent, débrouillard, le gamin d’Asilah servait un ministre de l’époque qui avait une maison au centre-ville, face à la mer. Il lui servait son café et allait lui acheter ses cigarettes. Le ministre –je crois que c’était celui du tourisme– laissait à chaque fois un bon pourboire au petit Ahmed. Un jour, il dit au ministre: «au lieu de l’argent, je voudrais s’il vous plaît quelque chose qui n’a pas de prix!». Le ministre lui demande quoi donc, et sa réponse fuse: «un passeport». A l’époque, au début des années soixante-dix, avoir un passeport était un privilège très rare, d’autant plus que le passeport marocain permettait d’aller partout, sans visa. Le ministre tint parole et Ahmed prit pour la première fois l’avion pour Amsterdam. Il travailla durement, sérieusement et ne ménagea aucun effort pour gagner le maximum d’argent pour aider sa famille, et son frère et sa sœur, qui faisaient des études.
Le reste, est de l’ordre de la magie!
Moins de vingt ans après cet épisode, il ouvre avec son frère un pub anglais en plein centre de Tanger.
Au cap Spartel, la famille achète un petit restaurant, dos à la mer. Je me souviens que nous allions le dimanche dans ce restaurant appelé pompeusement «le Mirage», pour y manger des sardines et du merlan.
Début 1990, Ahmed et Abdeslam décident de casser ce boui-boui et de construire un hôtel, face à la mer, pour accueillir des familles. Ce fut le début de ce qu’est aujourd’hui, le plus beau palace du nord du Maroc, Le Mirage.
J’ai été, avec ma petite famille, le premier client de cet hôtel dont les travaux n’étaient pas terminés. J’ai été associé à ce projet par le don de l’amitié vive d’Ahmed et de Abdeslam.
J’ai suivi leur itinéraire et j’ai été simplement admis dans la famille. On se disait frères, mais ce n’était pas une formule creuse. Cette fraternité, nous l’avons vécue au quotidien, dans les moments de joie, comme dans les moments difficiles, autour de Naïma et de son combat contre la maladie de Charcot.
Impossible de détacher l’image du visage d’Ahmed, la figure d’un personnage merveilleux, modeste et remarquable, ouvert sur la vie, sur le bonheur, sur la fraternité, impossible de la séparer de son œuvre, de l’œuvre qu’il a construite pas à pas avec Naïma et Abdeslam.
Aujourd’hui Le Mirage est d’une tristesse infinie. Et pourtant un soleil superbe lui donne une lumière sublime. Mais Le Mirage est en deuil. Notre fraternité est en deuil. Ahmed s’en est allé, vite, trop vite, en quelques jours. Je l’entends encore, la semaine dernière me dire, «viens, on va rigoler, ta chambre est prête, je t’ai réservée celle qui donne le mieux sur la mer, viens».
Ahmed est là, dans ma vie, dans mon présent comme il est dans notre passé commun.
Je ne m’imagine pas pouvoir entrer de nouveau au Mirage. Il me sera très difficile d’entrer dans une immense absence. Et je ne pourrai pas faire semblant. Le manque, le silence, l’évidence brute et sans pitié, sont terribles. Alors j’entends son rire, ses éclats de rire, car il a toujours adoré rire, rire de tout et de rien, mais rire, parce qu’il savait que la vie, ça tient à si peu de choses.
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