Civisme

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ChroniqueLe procureur du roi qui a violenté des vigiles de Marjane n’a, non seulement pas été éduqué, ne respectant ni sa propre fonction ni le travail des gens de la sécurité, mais il a aussi oublié d’éduquer son fils. C’est un exemple d’incivilité flagrante et grave.

Le 24/04/2017 à 11h44

Lors de ma dernière visite au Japon, je suis rentré chez moi avec une certitude: le Japon est le pays le plus civilisé du monde, c’est la société où le sens civique est le plus développé, le plus respecté. Je n’ai pas fait le tour de tous les pays, mais j’ai assez voyagé de par le monde pour pouvoir affirmer que la société japonaise est celle qui pratique un civisme d’un très haut niveau. C’est une tradition, une vision du monde, une culture acquise à travers les épreuves de l’histoire et surtout par l’éducation. Ce constat est partagé par tous ceux qui ont voyagé dans ce pays.

Un soir je suis allé dîner avec mon traducteur. Il était en vélo. Nous avons marché à pied jusqu’au restaurant où l’on entre après avoir enlevé ses chaussures. On vous donne des babouches à la place. Je remarque que mon traducteur a laissé sa sacoche sur le porte-bagages du vélo. Son ordinateur ainsi que son Ipad sont visibles et n’importe qui pourrait s’en emparer. Mon réflexe de Marocain me fait réagir: «Mais tu es fou, tu laisses tes affaires sur le trottoir; on va te les voler». Il me répond: «Pas du tout, ici on ne vole pas les affaires d’autrui. Personne n’y touchera, ici on n’est pas en France!»

J’ai imaginé la même scène devant un restaurant de Casablanca ou de Tanger. Non seulement la sacoche aura disparu en quelques minutes mais le vélo aussi.

Pourquoi les Japonais ne sont pas des voleurs? Il doit bien exister quelques cas très rares, étudiés en hôpital psychiatrique ou bien des cas de magouille dans des hautes sphères à l’échelle de centaines de millions de dollars. Ça, c’est autre chose. Mais le citoyen se conduit dans la rue avec une rectitude qui force l’admiration. Peut-être que j’exagère, mais plusieurs connaisseurs de la société nippone m’ont confirmé cet aspect de la vie au Japon. C’est tout de même l’unique pays au monde où le principal quotidien a un tirage de 12 millions d’exemplaires! Les autres journaux ont eux aussi des millions d’abonnés.

J’évoque ce souvenir après avoir pris connaissance du rapport sur l’incivilité des Marocains que le CSEFRS (Conseil supérieur de l’Education, de la Formation et de la Recherche scientifique) vient de rendre public. Notre sens du civisme? Walou! J’manfou!, Kdi Haja!, Tu sais qui je suis?, etc. La honte.Nos grands-parents avaient un sens culturel du vivre ensemble. Il y avait des traditions de «swab», de respect, des choses qui se font et d’autres qui ne se font pas. Ce n’était pas écrit, mais transmis à travers les générations. Cette culture s’est peu à peu volatilisée. La transmission n’a pas eu lieu.

Le civisme fait partie de la culture démocratique. Or, tant que le Maroc n’aura pas consolidé son Etat de droit, tant que le citoyen n’aura pas intégré l’idée du respect mutuel et l’abandon de l’égoïsme, du passe-droit et autres comportements grossiers, notre démocratie sera empêchée, handicapée. La démocratie ne tombe pas d’en haut, elle naît de la prise de conscience chez chaque individu. Or nous ne reconnaissons pas l’individu. D’où la condition médiocre de la femme, le recours au coup de piston et à la corruption, l’arrogance du plus fort (physiquement ou financièrement) à l’égard du citoyen modeste.

On fait le tour de la question et on revient à l’origine de tout: l’éducation, celle de l’autorité parentale, celle de l’instruction scolaire. Si les deux modes s’absentent, nous continuerons à fabriquer de la violence, de l’inégalité et de l’incivisme.

Au moment où j’écris ces lignes, j’apprends qu’un procureur du roi a été suspendu et devra passer devant le conseil de discipline pour avoir violenté des membres de la sécurité de Marjane qui avaient arrêté son fils en flagrant délit de vol. Au lieu de punir son fils, il a choisi d’agresser les vigiles qui ont fait leur travail. Cet homme de loi devrait changer de métier, car si lui-même a recours au passe-droit et à la force arbitraire, il sera toujours mal placé pour rendre la justice pour les autres citoyens. En fait non seulement il n’a pas été éduqué, en ne respectant ni sa propre fonction ni le travail des gens de la sécurité, mais il a aussi oublié d’éduquer son fils. C’est un exemple d’incivilité flagrante et grave.

Au Japon, ce père aurait déjà mis fin à ses jours. Question d’honneur. Mais nous n’irons pas jusque-là. Que la justice fasse correctement son travail. Pas d’intervention. Pas de «ha dialna» ou «Allah Y sameh». Ce qui s’est passé à Marjane est grave. Heureusement que la presse en a largement rendu compte. C’est déjà ça. C’est le début du civisme, c’est-à-dire de l’égalité entre les citoyens devant la loi.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 24/04/2017 à 11h44