On disait «CazarCapitol» en un seul mot. Deux salles de cinéma face à face, rue des Italiens à Tanger, juste avant d’escalader la montée menant vers la Casbah. Les sièges étaient en bois. L’écran, pas très blanc. L’atmosphère, étouffante, mais on aimait ça. Le vendeur de pépites et de limonades passait entre les rangées en tapant sur les bouteilles. Le film est sur l’écran. Le son à pleins tubes. Souvent de grands films. Nous sommes début des années soixante. L’âge d’or du cinéma américain.
Les deux salles appartenaient à M. Cohen. Un petit homme, élégant, chapeau noir. Il possédait quasiment toutes les salles de Tanger. En ville, il y avait le Lux, le Goya, le Roxy, le Mauritania, le Rif. Là on passait des films nouveaux. Avant de renvoyer les bobines, il les faisait projeter dans Alcazar et Capitol, deux salles pour les pauvres, ceux qui n’ont pas les moyens de monter en ville. Le film restait à l’affiche un jour.
Ces deux salles se trouvaient à égale distance entre le collège et la maison. Tous les jours, avec mon frère, on sortait en courant pour ne pas rater la séance de 17 heures. On arrivait essoufflés, mais tellement heureux de voir le film du jour. Souvent des westerns ou des films noirs.
C’est dans ces salles que j’ai acquis ma culture cinéphilique: là, j’ai vu les films de Howard Hawks, de Raoul Walsh, de Sam Peckinpah, de Fritz Lang (la période américaine), de John Ford, d’Antony Mann, de Delmer Daves, de Sidney Lumet, de John Huston, de Billy Wilder, etc.
Pas de films français. Ils étaient réservés aux salles de la haute ville. Alcazar et Capitol faisaient partie de notre quotidien. Les films étaient vantés sur des tableaux noirs: action, baisers, violence, aventures… Les films français étaient considérés comme des spectacles pour intellectuels. Au cinéma Lux on projetait «Hiroshima mon amour», d’Alain Resnais, «Les diaboliques» de François Clouzot ainsi que les premiers films de la Nouvelle Vague.
Au «Cazar-Capitol», pas question de se tromper et de projeter un film où il y a plus de dialogues que d’actions. Une fois, ce devait être une méprise à cause de l’acteur principal Jack Palance, on donnait «The Big Gif», un film sur les conditions de travail des artistes à Hollywood. Bavardage, pas d’action, pas de bagarre… Les spectateurs se mirent à taper sur les sièges. Bruit infernal. Projection arrêtée et le film fut remplacé immédiatement par un autre d’aventures tourné par Victor Young avec comme vedette Victor Mature.
En 1956, j’avais neuf ans. Nasser venait de nationaliser le canal de Suez. Israël, la France et la Grande-Bretagne réagirent en l’attaquant.
Les spectateurs habitués de «Cazar-Capitol» firent la grève. Pas un billet pour M. Cohen. Solidaires avec le peuple égyptien. Nous étions tous là, devant les deux salles en train de crier vive la Palestine…Vive Nasser…
Un certain moment, apparut M. Cohen, avec son chapeau noir. Avec sa canne, il donna l’ordre d’ouvrir grandes les portes des deux cinémas. Entrée gratuite. Ruée folle. Oubliée la Palestine, oubliée la solidarité avec Nasser et le peuple égyptien, nous nous sommes tous précipités dans les salles et voilà qu’on nous projette un film avec Humphrey Bogart «Le trésor de la Sierra Madre» de John Huston (1949)!
Plus personne ne parla de Nasser. Le cinéma gratuit l’avait emporté sur le nationalisme arabe.
Avec le temps, l’écran des deux salles avait perdu de sa blancheur. Les images avaient une teinte étrange. M. Cohen n’était plus de ce monde. Les deux salles fermèrent leurs portes. Capitol fut transformé en café et Alcazar tombait en ruines.
Voilà que la wilaya de Tanger l’a restauré. Bonne idée. Encore faut-il voir si l’esprit de ce cinéma sera sauvegardé. Pas sûr. Ce sera une belle salle avec des sièges en velours, un écran panoramique, et une nouvelle technique de projection.
Entre temps, le cinéma qu’on aimait, est mort. C’est Alain Delon et Jean-Luc Godard qui le disent. Oui, le cinéma de ma jeunesse ne se fait plus. Aujourd’hui, on bricole des images qui s’entrechoquent et on fait beaucoup de bruit.
Les jeunes regardent des séries sur des plateformes où il y a tout.
Quant à moi, comme mon ami Jean-Jacques Annaud, je passe mes soirées à revoir et revoir les chefs-d’œuvre d’antan.
Tiens, hier, j’ai revu «La Comtesse aux pieds nus» de Joseph L. Mankiewicz (1955) avec H. Bogart et Ava Gardner. Pas une ride. Le film est superbe. J’ai revu pour la énième fois «Gare centrale» (1958) le meilleur film de Youssef Chahine, avec la sublime Hind Rostom et le viril et violent Farid Shawki. Un noir et blanc magnifique.
Ce cinéma-là, appartient au passé, au vingtième siècle. Aujourd’hui, la salle Alcazar est propre, confortable, avec un écran impeccable. Sur cet écran, on verra autre chose que du cinéma, celui qui nous avait fait tant rêver. Mais il ne faut pas bouder son plaisir. Les choses changent. Le principal est que Tanger dispose aujourd’hui d’une belle salle de cinéma. Il faut juste se rappeler qu’un film n’est pas fait pour être vu sur un écran d’ordinateur ou pire sur l’écran d’un smartphone. Un film doit d’abord être vu sur grand écran, dans le silence pour apprécier la qualité du son. Vive alors le cinéma, car que de films m’ont personnellement aidé dans mon travail et dans ma vie tout simplement.