Yassin Adnan, je ne l’ai rencontré que deux fois dans ma vie et ce n'était que de brèves rencontres, à l’occasion d’un vernissage à l’Atelier 21 et d’un salon littéraire à Genève. En plus, j’ai tendance à le confondre avec son frère jumeau Taha, le subtil poète de Bruxelles. Yassin, c’est plutôt le prosateur de Marrakech la rouge. Les deux ont en partage le gène du talent.
Ces précisions sont faites pour souligner que ce billet n’est pas un article de complaisance ou de copinage.
L’an dernier, j’avais acheté à Paris son roman Hot Maroc et il était resté tranquillement alangui sur une étagère de ma bibliothèque, dans la section “Livres à lire un jour“, où il était en bonne compagnie avec Guerre et Paix, Moby Dick, Awlad haratina de Mahfouz, etc.) Il faut dire que le format me rebutait un peu –458 pages!
Et puis l’autre jour, cherchant un nouveau roman à lire, j’ai snobé Tolstoï et Melville et j’ai ouvert Hot Maroc. Dès la première page, j’ai été happé par l’histoire, qui se déroule entièrement à Marrakech.
Au bout d’une soixantaine de pages, je me suis rendu à l’évidence: ce livre est un chef-d’œuvre. Tout simplement.
Le coup de génie de Yassin Adnan est d’avoir choisi comme héros un anti-héros total. Sournois, lâche, veule, Rahhal Laâouina est tranquillement méchant, silencieusement nuisible et laid comme un pou. N’en jetez plus! Et pourtant, j’ose à peine l’écrire, on s’attache à lui au cours de chapitres à la fois surprenants et pourtant reconnaissables (c’est notre Maroc, après tout), tristes et cocasses –parce qu’il faut dire qu’on rit beaucoup en lisant Hot Maroc. Comment Rahhal se retrouve marié sans avoir rien demandé; comment un client de son cybercafé l’aide, cigarette au bec, à imposer une rigoureuse interdiction de fumer; comment il arrive à faire croire à un illuminé que Dieu lui-même lui envoie des mails, ce ne sont là que trois scènes qui ne peuvent manquer de susciter l’hilarité du lecteur.
Mais il n’y a pas que ça. Si Hot Maroc est un livre important, c’est aussi parce qu’il constitue un document très précieux pour comprendre le Maroc des trente dernières années. Les tribulations des étudiants marrakchis à l’aube du 21e siècle, les bagarres homériques entre “basistes“ et islamistes, l’apparition des premiers Subsahariens et des premiers cybercafés, le passage du débat idéologique vigoureux du siècle dernier à l’actuelle politique-simulacre pour carriéristes, la dictature des réseaux sociaux, la montée de la bigoterie, tout y est.
Un grand livre, donc. Et tout de suite, les questions se posent: combien de gens l’ont-ils lu dans l’original? Combien de journaux en ont parlé? Combien de prix littéraires a-t-il remportés? Gageons que les réponses sont décevantes.
Il est triste de constater que nous avons de grandes œuvres littéraires mais qu’elles ne semblent pas avoir l’effet qu’elles devraient avoir. En nous tendant un miroir (“voilà ce que nous sommes”), en nous rappelant notre passé, la littérature pourrait et devrait jouer un grand rôle dans notre vie collective. Hélas, ce n’est pas le cas. Le moindre youtubeur, la plus niaise des influenceuses semblent avoir plus d’impact qu’un grand livre ou qu’un film de qualité.
En tout cas, je vous recommande de vous plonger dans Hot Maroc, si vous ne l’avez pas déjà fait. Au-delà du plaisir de lecture, ce sera un acte de résistance contre la médiocrité ambiante et l’amnésie qui nous menace.
Hot Maroc, de Yassin AdnanEditions Actes Sud, mars 2020(Traduit de l'arabe par France Meyer.)Première parution en 2016 aux éditions Dar el-Ain en-Nashr, Le Caire.