Sémantique de temps de guerre

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ChroniqueLa bataille des mots suffit à provoquer l’étincelle. C’est pour cela qu’à l’inflation verbale, d’autres ont préféré l’euphémisme pour adoucir l’impact, allant jusqu’à enrober la censure sous un habillage acceptable…

Le 05/03/2022 à 17h17

La sémantique, outil fondamental de l'art politique.

Bruno Le Maire, ministre français de l'Economie l’a appris à ses dépens en brandissant les termes de «guerre économique et financière totale» livrée à la Russie, là où il aurait été plus judicieux dans un contexte diplomatique d’en rester à l’usage de sanctions.

Dans le fond, c’est un peu pareil mais l’intonation sonne assurément de manière moins martiale.

Rétropédalage d’ailleurs et regret pour l’emploi d’un terme «inapproprié» après le recadrage de Dmitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité russe: «faites attention à votre discours, messieurs! Et n'oubliez pas que les guerres économiques dans l'histoire de l'humanité se sont souvent transformées en guerres réelles».

La bataille des mots elle-même peut suffire à provoquer l’étincelle. La parole est telle la poudre de chasse, dit à ce propos la sagesse africaine; une fois allumée, elle devient irrécupérable.

C’est pour cela qu’à l’inflation verbale, d’autres ont préféré l’atténuation sur le mode de la litote, voire l’euphémisme pour adoucir l’impact.

Le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, avait annoncé en ce sens que l’Union Européenne allait financer la fourniture à l’armée ukrainienne de «matériel létal».

C’est synonyme d’armements mortels mais la charge des mots n’est pas la même!

Soulignons aussi que cet envoi d’équipements militaires à un pays tiers constitue une première dans l'histoire de l'Union Européenne grâce à un nouvel instrument de sa politique de défense, nommé «Facilité européenne pour la Paix».

Or, qui veut la paix, prépare la guerre.

Sur un autre plan, tout en restant sur le champ de bataille, la première guerre étant celle de l’information, la présidente de la Commission Européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé l’interdiction des médias Russia Today et Sputnik, qualifiés de «machine médiatique du Kremlin».

Une machine, ça ne pense pas; ça ne ressent rien; ça exécute stupidement des ordres.

Tant pis pour les dizaines de journalistes et autres salariés -176 en tout pour la chaîne de télévision RT France- mis brutalement au chômage!

Tant pis s’ils sont bel et bien soumis aux contrôles de l’ARCOM (Autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) et non pris en flagrant délit de fake news!

Si le «ministère de la vérité» le dit, c’est que ça doit être vrai.

Tant pis aussi pour la violation en puissance d’un principe fondateur!

En d’autres temps, on aurait appelé cela: Censure.

Sous d’autres cieux, on aurait sorti l’armada des pleureuses à géométrie variable et les condamnations des ONG dénonçant un nouveau coup porté à la liberté de la presse.

Souvenons-nous des sempiternelles grandiloquences autour du droit de caricaturer, de blasphémer et de toutes les leçons claironnées sur la liberté d’expression en tant que pilier fondamental de l’Etat de droit.

Sans pluralisme, pas de démocratie. Mais ça, c’était avant. Ou alors, variable selon les cas.

Il ne faut pas s’étonner d’ailleurs, avec cette décision faisant désormais jurisprudence, de l’effet boomerang avec le risque de médias bannis et leur accréditation retirée n’importe où sur terre sous prétexte décomplexé de désinformation ou de tentative de déstabilisation.

Les citoyens de tous pays, mis sous tutelle intellectuelle, n’ont-ils pas la capacité de se forger leur propre opinion à partir d’une pluralité de visions?

Car, celui qui n'entend qu'une cloche, n'entend qu'un son.

A ce propos, si je me suis attardée sur un seul angle de vue, ce n’est aucunement pour prendre position mais par proximité ne serait-ce que linguistique.

Il est toutefois entendu que la Russie pratique le blocage d’informations et use sans doute d’autant d’éléments de langage et autres sophismes.

Officiellement, il ne s’agit pas de guerre et encore moins d’invasion ou d’attaque mais d’une opération de «démilitarisation» et de «dénazification» de l’Ukraine tout en usant selon Washington de «rhétorique provocatrice» en évoquant les armes nucléaires.

Par ailleurs, pour appuyer une sorte de lien causal douteux, l’accent est mis autant sur l’expansionnisme de l’Otan –camouflant le sien propre nostalgique d’une certaine ère– que sur les tueries et abus dans les territoires russophones du Donetsk et de Lougansk perpétrés depuis 8 ans par Kiev (ou Kyiv, si vous préférez, d’après son nom ukrainien pour dire où vont se nicher certaines batailles!).

Les victimes civiles ukrainiennes sont réduites par le pouvoir de Moscou à celui de «boucliers humains» dans une manipulation linguistique visant à les déréaliser et à dépouiller de tout contenu émotionnel, dans la même catégorie que les fameux «dommages collatéraux» des US lors de leurs sinistres «frappes chirurgicales».

«Le pouvoir sémiotique d’attribuer le statut de boucliers humains à des civils et de leur imputer des intentions, permet de reconceptualiser leurs corps comme des armes et de rationaliser la violence exercée contre eux en les identifiant comme la prolongation de cibles militaires légitimes: les civils innocents sont transformés en sujets potentiellement tuables», écrit Romain Douillard dans «Les boucliers humains dans les conflits contemporains».

Quels que soient les mots employés, les maux endurés restent les mêmes. Ce sont les civils innocents qui payent le prix fort avec leur lot de tués, de blessés et ces milliers de réfugiés abrités dans les sous-sols ou errants à la recherche d’un asile.

Là encore, pour peu que l’on soit de type caucasien ou un peu trop basané, à l’instar de ces étudiants africains ou indiens qui avaient le tort de se trouver là, on risque de se voir refoulé et le statut de réfugié énoncé par la convention de Genève, remplacé par celui de migrant. Autant dire par les temps qui courent, de paria.

Reste à savoir, pour finir, comment quitter tout ce verbiage de rejet et construire les termes d’un vrai dialogue sauf à rappeler avec Napoléon Bonaparte que «le mot de “vertu politique” est un non-sens».

Par Mouna Hachim
Le 05/03/2022 à 17h17