Le patrimoine bâti, entre discours et réalité

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ChroniqueLe regard n'a envie de capter que la beauté de la nature et les splendeurs des ruines, mais nier la situation préoccupante serait une erreur ajoutée à tant d'autres…

Le 07/05/2022 à 12h39

Un Espagnol me demandait il y a quelque temps à Nador, pourquoi les Marocains s'en prenaient au patrimoine matériel espagnol. Ailleurs, lors d'une autre rencontre culturelle, un Marocain de confession hébraïque s'inquiétait en aparté du sort de l'héritage juif après sa visite au vieux mellah qui était dans un état de dégradation avancée. Certains Français (et de nombreux Marocains avec!) témoignent ouvertement de notre difficulté à assumer le legs architectural colonial... La vérité, au-delà des discours convenus et autres effets d’annonce, c'est que nous avons un sérieux problème avec la sauvegarde de notre patrimoine, toutes époques confondues et sous toutes ses formes.

Oui, le regain d’intérêt est manifeste au point que certains n’hésitent pas à parler de renaissance.

Oui, des opérations de réhabilitation sont lancées ici et là comme on peut le voir avec la nécropole du Chellah ou le Borj Krikia à Assilah.

Une programmation de restauration d’un ensemble de sites serait par ailleurs inscrite dans l’agenda de l’année 2022, allant d’Agadir Oufella à Lixus, en passant par la cité portugaise d’El Jadida, le Musée Sidi Mohamed Ben Abdallah à Essaouira, la Médersa mérinide à Salé, les vestiges romains de Volubilis, la ville médiévale d’Aghmat en grande partie enfouie sous terre, ou quelques monuments emblématiques de Marrakech…

Quand on sillonne le Maroc, on n’en reste pas moins meurtri devant la réalité de l’abandon et du laisser-aller.

C’est le cas pour tous ces ksours, victimes de dégradation liée à l’usure du temps et aux bouleversements des modes de vie qui penchent vers l’habitat en béton extra-muros, imposant une stratégie globale en vue d’une valorisation durable dont le b.a.-ba serait la lutte contre la précarisation des populations.

C’est le cas pour ces sites archéologiques qui ne connaissent même pas un panneau signalétique avec pour exemple, les pierres rescapées de la forteresse, dite Hajar Nasr, nid d’aigle fondé par les Idrissides en tant que capitale sur une crête rocheuse surplombant le cours supérieur d'un affluent du fleuve Loukkos, après leur expulsion de Fès au Xe siècle par l’émir zénète Moussa Al-Afiya.

C’est le cas pour ces opérations de «replâtrage» tel que cela avait été effectué il y a quelques années à Goulmima avec comme témoins, les photos existantes des deux hautes tours défensives du ksar avant et après la «réhabilitation».

Pour rester juste sur le littoral, les rares vestiges de la kasbah de Oualidia qui date du XVIe siècle, œuvre du sultan Al-Oualid fils de Zidane, ne laissait voir à la date de ma dernière visite qui n’est pas lointaine, aucune indication mettant en avant ce pan de l'histoire; tandis que l'arc d'accès, menaçant de s'écrouler, est colmaté un tant soit peu et les bords du chemin, jonchés d'immondices face à un somptueux paysage naturel...

Cette semaine encore, précisément le jour de l’Aïd, mon envie d’évasion loin de l’agitation urbaine m’a menée à la Kasbah de Boulaouane.

Le regard n'a envie de capter que la beauté de la nature et les splendeurs des ruines, mais nier la situation préoccupante serait une erreur ajoutée à tant d'autres.

La visite se voulait un voyage en dehors du temps sur la route ancienne menant de Salé à Marrakech où se dresse cette majestueuse Kasbah en un point culminant.

C’est en 1710 (ou en 1704 selon d’autres versions) qu’elle aurait été édifiée par le sultan Moulay Ismaïl, sur les ruines d’une forteresse contrôlant le principal passage du fleuve Oum Rebiî, tout en servant de gîte d’étape impérial.

Elle fit ensuite office de résidence à Moulay Abd-Allah en 1744, année de sa cinquième proclamation, durant cette période trouble de lutte pour la succession entre les fils de Moulay Ismaïl.

La première fondation de la kasbah est attribuée toutefois à l’Almohade Abd-el-Moumen au XIIe siècle, comme le rapporte le théologien Abdi Kanouni et d’autres auteurs avant lui à l’instar du chroniqueur espagnol Luis del Mármol Carvajal.

C’est d’ailleurs près de ces lieux que Léon L'Africain avait noté l’existence d’une bourgade de 500 feux bâtie sur le bord du fleuve. Ses habitants, réputés pour leur richesse agricole, furent assaillis par les Portugais en 1514, provoquant leur fuite notamment vers Tadla, jusqu’à la reconstruction de la forteresse surplombant la rivière, flanquée de sept bastions, desservie par une porte monumentale.

Voilà pour l’histoire! Autant dire que l’état des lieux actuel provoque un sentiment de colère et de peine.

Si notre mémoire est bonne, la presse nationale avait bien fait écho en 2019 du lancement des travaux de la première tranche du projet de réhabilitation de la Kasbah de Boulaouane pour un montant de 11 millions de dirhams.

Les travaux, indiquait le communiqué du ministère de la Culture et de la Communication de l’époque, portaient sur «la remise en état des murailles, des couloirs de sécurité ainsi que la restauration de la mosquée et ce, conformément aux règles de l’art en matière de réhabilitation des casbahs et monuments historiques».

Trois ans plus tard, la décrépitude semble encore plus accentuée, sans laisser percevoir le moindre signe tangible d’avancement alors que la route qui y mène se trouve, sur plusieurs kilomètres, dans un état de délabrement inqualifiable.

C'est comme cela que nous espérons réconcilier les Marocains avec leur histoire? C’est comme cela que nous œuvrons pour drainer un tourisme culturel loin des méga-complexes sans âme, vendant un exotisme de pacotille dans des décors de carton-pâte?

Dans une autre configuration, j’aurais tant aimé déambuler entre les mystérieuses tazota coniques en pierres sèches avant de rendre visite aux fauconniers Qouassem d’Oulad Frej; marquer une halte près des fosses qu’on suppose phéniciennes de Moulay Abd-Allah ou faire emplette dans un des souks typiques de la région, riches de leurs produits du terroir, dont la fameuse djellaba saïssiya apparentée à la djellaba bziouia avec comme point commun la famille des Aït Amghar…

Mais ça, c’est dans un circuit onirique, non dénué d’espoir.

Par Mouna Hachim
Le 07/05/2022 à 12h39