En 1985, je reviens de Paris, fière de mon doctorat, pour assister au mariage de ma tante. Il fallait 12 témoins car son père était décédé. Je tends ma carte d’identité au adoul. Il me fusille du regard: «va jouer avec granake (tes comparses)! Le jour où les femmes témoigneront, ce sera la fin du monde!». Un traumatisme!
En 2005, ma sœur se marie à Montréal, à la mairie, et désigne comme témoins mes deux filles. Elle va valider son acte de mariage au consulat du Maroc. Le consul, surpris: «votre mariage est nul. Vos témoins sont des femmes. Nous sommes musulmans!».
Une aberration au nom de l’Islam. Le Coran ne précise pas le sexe du témoin. La seule distinction concerne les transactions financières (S 2 : 282) où il est précisé un homme ou deux femmes «en sorte que si l’une d’elles s’égare, l’autre puisse lui rappeler».
L’exégèse modérée explique cela par le profil des femmes, inexpérimentées en commerce lors de la révélation du Coran. A part cette unique exception, le Coran parle de témoins sans distinction de sexe (S 24 : 6-9). Le Prophète a dit: «les femmes sont égales aux hommes au regard de la loi».
At-Tabari, grand exégète sunnite (IXe siècle), affirme qu’il n’y a aucune preuve en islam pour exclure la femme du témoignage et qu’elle peut être juge.
Aujourd’hui, les femmes égalisent ou dépassent les hommes en diplômes, en responsabilités professionnelles. Elles sont assermentées: médecins, sage-femmes, présidentes de tribunaux, avocates, juges, greffiers, agent d’autorité, adoules et même Procureur du Roi…
Dans leur fonction, leur témoignage équivaut à 12 témoins. Mais le témoignage de ces mêmes femmes, hors de leur contexte professionnel, est nul et non avenu. Aucun témoignage de femme n’est accepté dans le cas du lafif, témoignage collectif de 12 témoins dans le cas d’héritage, d’affiliation, d’immatriculation de terrain…
Que d’incohérences! Imaginez que lors d’une cérémonie de mariage, le témoignage d’une femme ministre a été refusé par les adouls!
La femme ne peut témoigner que dans les affaires pénales: crime, agression, vol et dans quelques affaires de famille. Elle peut témoigner qu’elle a aidé une femme à accoucher à domicile ou s’il y a eu violence conjugale. En cas d’abandon de l’épouse par l’époux, le Code de la Famille lui accorde le droit de divorcer après un an. Elle entre dans une longue procédure complexe, coûteuse où elle doit présenter 12 témoins aux adouls pour établir l’acte d’abandon. Le Code de la Famille ne précise pas le sexe, mais les adouls exigent 12 hommes. Les exemples de ces discriminations sont nombreux.
Pour la reconnaissance du mariage, quand un couple se présente chez le adouls, il faut deux témoins pour confirmer que le couple vit bien une relation conjugale. Le témoignage des femmes est refusé.
Alors permettez-moi de me résumer: je suis une femme tantôt crédible, tantôt débile! La loi me fait confiance quand elle demande ma voix lors des élections, pour payer mes impôts comme un homme, pour l’exercice de ma profession. Mais hors de ces contextes, je ne suis plus crédible. Une femme juge qui évalue des témoignages et qui vaut 12 témoins n’est plus crédible hors du tribunal.
Mais la femme devient crédible si elle assiste à un vol ou un crime! Qu’on m’explique la logique s’il vous plaît, car moi je ne sais plus ce que je vaux en tant que citoyenne avec des lois qui font de moi une schizophrène, qui tantôt me valorisent, tantôt me ridiculisent!
Un adoul de 42 ans: «avant, les femmes ne sortaient pas, ne commerçaient pas. Le rejet de leur témoignage relève du ‘orf, des us et coutumes complétements dépassés aujourd’hui».
Un autre adoul de 70 ans: «selon la charia (droit musulman) les femmes ne doivent pas témoigner. Témoigner, c’est faire un serment, évoquer Dieu en étant pur. La femme n’est pas pure lors de ses menstrues». Mais tous les hommes, avant de témoigner et d’évoquer Dieu, vont-ils se purifier de la petite et grande janaba?
Savez-vous qu’en face des bureaux des adouls il y a toujours de nombreux hommes qui font du témoignage un métier et un gagne-pain. Ils attendent les clients qui leur donnent 30 à 100 DH pour témoigner.
Une humiliation pour les femmes! Ces hommes oisifs, de mauvaise foi car ils font de faux témoignages, sont-ils plus crédibles qu’une femme médecin, juge, ingénieur, etc.? Le profil des femmes a changé, comment admettre qu’une femme experte en finances ou en commerce puisse être remplacée par un homme ignorant et menteur?
Des discriminations inconcevables, en contradiction avec la Constitution: «l’homme et la femme jouissent, à égalité, des droits et libertés à caractère civil, politique, économique, social, culturel et environnemental…» (art. 19).
Refuser le témoignage des femmes, c’est admettre qu’elles ne sont pas aussi intelligentes et sensées que les hommes. Pendant des siècles, les femmes ont été considérées comme irresponsables, écervelées. Pourtant, après le décès du Prophète, son épouse Aïcha a témoigné en rapportant des hadiths considérés comme authentiques. Pourquoi refuser le témoignage des femmes, quatorze siècles plus tard, alors qu’elles ont prouvé leurs performances ?
Plusieurs adouls indignés m’ont demandé de mener une action avec la société civile pour autoriser le témoignage des femmes.
Je m’adresse donc à Qui de Droit: s’il vous plaît, rendez-nous justice, libérez-nous de cette humiliation. Nous le méritons.