La mort de Lotfi Akalay m’a arraché une larme et un sourire, les deux à la fois. Mais c’est le sourire qui l’a emporté. Pourquoi pleurer quand on peut sourire, voire même rire de toutes ses dents.
Lotfi Akalay n’était pas mon ami mais quelqu’un que je lisais. La première fois, c’était au début des années 1990. Je m’en souviens comme si c’était hier. Je faisais le journaliste jeune et romantique à Al Bayane, parce que j’étais communiste, traduisez jeune et romantique. Mon rédacteur en chef et ami, Nadir Yata, m’a dit, à moi et à d’autres: «Nous allons publier une nouvelle chronique, et c’est un Tangérois comme moi qui va l’écrire».
Encore un Tangérois, mon Dieu, comme si je n’en avais pas assez autour de moi!
Je plaisante, bien sûr.
Le chroniqueur s’appelle Lotfi Akalay et la chronique «Les mercredis de Tanger». Notre correcteur, Dieu ait son âme et (si possible) lui pardonne, demandait, affolé: «Les mercredis, ça prend le «s» ou ça ne le prend pas?».
Bien sûr que ça prend le «s», mais allez lui dire, allez le convaincre. Dans les tristes années 1990, Wikipédia n’existait pas. Impossible de régler nos conflits linguistiques, ni de se fier à quiconque. Alors notre regretté correcteur n’en faisait qu’à sa tête. Il mettait le «s» la moitié du temps. Parce qu’il n’était qu’à moitié convaincu. Le reste du temps, il oubliait sciemment le fameux «s» et se défendait sans peine: «Désolé, j’ai bu, alors je n’ai rien vu».
Comment lui en vouloir?
Ces mercredis de Tanger étaient un délice. Lotfi disait le genre de choses que l’on préfère ignorer. Il racontait par exemple comment Tanger puait quand il faisait chaud, à cause des coupures d’eau qui donnaient aux égouts une occasion en or pour nous dégouter. Ce genre de choses.
Et il le disait avec un tel raffinement que cela devenait émouvant.
Lotfi était une star à Al Bayane. Mais une star invisible. On disait qu’il était petit et roublard. Qu’il avait une tête de corbeau et une moustache à l’ancienne, comme une moquette.
Et sinon, dans la vie, que faisait-il? Eh bien il dirigeait une agence de voyage. A Tanger bien sûr, la ville de tous les dangers.
Lassé par ses chroniques sur le temps qui passe, Lotfi Akalay a enchainé par la suite sur une série dédiée à Ibn Battouta auquel, je crois, il aurait tant aimé ressembler. Pour pouvoir voyager sans cesse et raconter des histoires, encore des histoires, dans tous les sens du terme. Des histoires à dormir debout, bien sûr, à se rouler par terre et à se pâmer de rire, de joie, de ce que vous voulez.
Il a par la suite quitté Al Bayane pour «migrer» vers des journaux moins romantiques, c'est-à-dire moins fauchés. Il a surtout écrit un livre culte, «Les Nuits d’Azed», aussi drôle que bandant, mais complètement.
Bon, je n’ai pas le temps, ni la place, pour tout vous raconter. Alors je vais faire un saut dans le temps pour vous raconter le jour où, bien des années plus tard, j’ai fini par atterrir à Tanger, et chez ce cher Lotfi s’il vous plait. Ne me demandez pas comment. Lotfi était malade et fatigué. Il fallait se pencher et tendre l’oreille pour décrypter ce qu’il disait. C’était trop dur.
Alors il se taisait et m’observait.
Puis il s’est mis à parler et ses yeux brillaient. Parce qu’il parlait de jazz, peut-être le plus grand amour de sa vie après tout. Il ne plaisantait plus. Il avait rangé ses bons mots. Sa moustache avait soudain un air sévère, comme une menace. Le jazz, c’est noble et c’est sérieux. Ça se respecte. J’ai essayé de suivre, de tenir la cadence, de faire bonne figure. Impossible. Lotfi m’envoyait à chaque fois au tapis. Il parlait de ses classiques comme s’ils étaient spécialement composés pour lui, dans ce petit salon, dans cet appartement sobre et digne du vieux Tanger.
«Tiens, tiens, tu la connais celle-là, c’est tel à la contrebasse, et tel qui fait le solo piano, tu connais, dis, tu connais?».
En le saluant au moment de le quitter, je savais au plus profond de moi que plus jamais je ne le reverrais. C’était il y a dix ans plus ou moins des poussières. Salut à toi, Lotfi, et aux gens de Tanger.