Homo sapiens et Marocains!

DR

Chronique«Ne faites pas attention à eux, on leur a servi cette histoire de soi-disant Homo sapiens pour les détourner du Hirak du Rif!».

Le 10/06/2017 à 17h56

Au café, tout le monde commente la découverte de l’homo sapiens sur le site de Jbel Irhoud. Fierté et patriotisme sont au rendez-vous. Comme ça, explique l’un des buveurs de café, le Maroc est le berceau de l’humanité et ça (le buveur de café se met debout et tient un journal à la main), ce n’est pas la télévision marocaine qui le dit mais le journal Le Monde!

C’est la bonne nouvelle du moment, la seule, dit-on. Des restes d’homo sapiens vieux de 300 000 ans retrouvés au Maroc. Le Maroc ? Non, pas tout à fait. Il y a 300 000 ans, le Maroc n’existait pas. C’est ce que fait remarquer le gérant des lieux, que personne ne contredit habituellement. Cette fois, tout le monde le contredit. «Non, non, le Maroc existait, la preuve, ces restes d’homo sapiens !».

J’ai suivi le débat comme on regarde un talk show à la télévision : en bondissant, malgré moi, devant certaines saillies verbales. Des expressions comme «Allahou Akbar» ou «Soubhanallah» pleuvaient. Les buveurs de café ressemblaient à des enfants et ce café, l’un des plus vieux du centre ville de Casablanca, avait soudain l’air d’une cour de récréation. Ou d’une cour des miracles. Chacun professe, teste une idée, et quand il arrive devant une impasse, quand il ne sait pas, il s’écrie : Soubhanallah !

Fatalement, le débat finit par dériver vers le sujet favori de tous les buveurs de café (en dehors de la « crise » dite générale et de la dernière blague ou vidéo chaude partagées sur WhatsApp) : la religion. On se demande pourquoi l’Islam est apparu après les autres religions, alors que les «musulmans» sont apparus avant les autres hommes. Soubhanallah ! On se demande aussi si l’homo sapiens découvert à Jbel Ighoud était Adam, et si le Jbel correspondait au jardin d’Eden de l’époque.

Le gérant, toujours aussi pisse-froid, explique que les archéologues et ce qu’il appelle les « chercheurs de squelettes » sont comme les sauteurs à la perche : chaque année, ils repoussent leurs limites, mais d’une unité seulement, pas plus. Vous verrez, leur dit-il, dans un an, on vous dira qu’un nouvel être préhistorique plus ancien encore a été découvert ailleurs…et pourquoi pas en Algérie!

Nous voilà embarqués dans une autre discussion enflammée. L’irruption de l’Algérie dans ce débat sur «l’origine du monde» déclenche le tollé général. L’un des buveurs de café s’écrie, d’ailleurs, carrément révolté : «Ah non, tout sauf l’Algérie, pas question !».

Mais le ton reste badin. Les buveurs de café s’amusent en devisant de choses sérieuses. Parfois, le ton est plus grave, presque gêné. C’est le cas lorsque le gérant, roi de la provocation, lance un nouvel «appel d’offre» : dites-moi, mes amis, que pensez-vous de l’équipe de football de l’Arabie saoudite qui a refusé d’observer une minute de silence en hommage aux victimes des attentats de Londres ? J’entends des bribes de réponses dans mon dos, car j’ai payé mon café et je me suis levé. Je marche en pensant à l’un des derniers écrits du grand Abdellah Laroui, dans lequel il expliquait combien les notions de peuple, de nation, reposent sur des constructions à la fois très anciennes et très fragiles.

Laroui partage au moins une certitude avec tous les buveurs de café : oui, la marocanité existe. Mais depuis quand, hein ? Parce qu’il est dur et presque impossible de définir cette marocanité et de la dater…

Ah ! j’ai oublié, le garçon m’a glissé avec un clin d’œil, au moment où je partais : «Ne faites pas attention à eux, on leur a servi cette histoire de soi disant homo sapiens pour les détourner du Hirak du Rif !». Bon, bon.

Par Karim Boukhari
Le 10/06/2017 à 17h56