Vidéo. Investigation360-Ep5. L’univers (dés)enchanté du "Qarqoubi"

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Le 06/02/2021 à 07h07

VidéoLe "Qarqoubi" est une drogue qui fait des ravages parmi les jeunes du Maroc. Ces médicaments, détournés de leur usage, sont à l’origine d'agressions, vols et meurtres. Qu’est-ce qui pousse ces jeunes vers le "Qarqoubi"? Quels en sont les effets, et comment le Maroc lutte contre ce fléau? Immersion dans l’univers (dés)enchanté de ce psychotrope.

Au Maroc, en moyenne, 1,5 million de ces pilules psychotropes sont saisies chaque année, essentiellement en provenance d’Algérie. Vendue 10 à 15 dirhams le comprimé, cette drogue a un autre prix: celui d’une addiction à vie, et de bien d’autre drames, pour des jeunes en mal de repères.

Le "Qarqoubi", appelé aussi "Lfanid", désigne en fait un mélange de médicaments. Détournés de leur usage, ces anxiolytiques procurent un sentiment de toute-puissance et sont à l’origine de nombreuses agressions, de nombreux vols et et de meurtres. Totalement désinhibés, les individus n’ont pas conscience de ce qu’ils font, et ne se souviennent de rien, après leur "descente".

"Ces individus vont pouvoir être dangereux, ils vont pouvoir vous "chermel" ("défigurer à l'arme blanche"), comme on dit. Beaucoup de gens qui font le "Tchermil" sont sous l’effet de ces produits-là. Ils vont pouvoir violer leur mère, leur sœur ou même tuer leur mère", explique le Dr. Hachem Tyal, psychiatre et psychanalyste.

Conscient que c’est d’abord dans la rue que se gagne la guerre contre les psychotropes, ce psychiatre souligne l’importance du travail accompli par les autorités.

Dans la lutte contre ce fléau, les éléments de la DGSN sont en première ligne. L’équipe d’Investigation360 a accompagné les hommes de la Brigade Anti-gang, la BAG, dans ses opérations. Jour et nuit, les éléments de cette task force luttent contre la criminalité dans les rues de Casablanca.

Lors des opérations auxquelles l’équipe d’Investigation360 a assisté, les hommes de la BAG ont procédé à l’arrestation d’un dealer et ont saisi 9 plaques de résine de cannabis, ainsi que deux téléphones cellulaires. Des opérations comme celles-ci, la Brigade antigang en réalise des dizaines par semaine. En 2020, plus de 97.000 personnes ont ainsi été arrêtées pour des affaires de drogues.

Une tendance qui ne date pas d’hier…La tendance du "Qarqoubi" ne date pas d’hier. Adil consommait déjà ces cachets dans les années 90 comme des bonbons. Les anxiolytiques, il en parle comme un apothicaire: «j’ai quitté l’école en 1993, et avec le chômage et à cause du milieu dans lequel je vis, c’est ici que se vendent les pilules. Je prenais 12 comprimés et 12 tubes… Du Rivotril et du "sillissioune" (de la colle néoprène, Ndlr) j’en prenais 12 par jour», témoigne Adil, qui cite une liste de médicaments qu’il avait l’habitude de prendre.

"Ces médicaments font partie de la même famille (des anxiolytiques, Ndlr). Il y en a pour qui la dose, c’est une pilule, et d’autres pour qui c’est 10, selon la nature de l'organisme de chacun", spécifie cet homme, aujourd'hui âgé de 45 ans, et devenu un véritable spécialiste de cette drogue.

Une guerre qui se mène sur plusieurs fronts…Contre le "Qarqoubi", les autorités ne sont pas seules. La société civile est elle aussi fortement impliquée. Les associations de lutte contre les addictions multiplient les campagnes de prévention et de sensibilisation à l'usage des drogues, auprès des plus jeunes et accompagnent aussi les addicts et leur famille.

"Des centres d’écoute sont mis en place pour assurer l’accompagnement et un soutien psychologique pour les personnes atteintes de dépendance quelconque. Pour les cas plus graves qui nécessitent une prise en charge médicale, ils sont directement redirigés vers des psychiatres qui assurent leur suivi médical. Les mères aussi en bénéficient, ainsi que la famille proche mais surtout les mères, qui vivent des situations difficiles, voire dangereuses au point que certaines mères suivent des séances de psychothérapies et qui sont même suivies par des médecins et prennent des médicaments", indique Nabila Mounir, présidente de l’association marocaine des victimes de dépendances.

Cette drogue est souvent à l’origine de conflits au sein du foyer familial, et de véritables souffrances pour les parents.

"Mon fils a commencé à se droguer, mais je ne le savais pas. Comme c’était un mauvais garçon, je croyais que ce n’était que des bêtises. Quand il a commencé à prendre des drogues, j’ai eu beaucoup de problèmes avec lui. Parce que selon son raisonnement, c’était lui qui avait toujours raison. Ça a débuté depuis qu’il a eu l’âge de 15 ans; il a continué à en consommer et il y a eu de plus en plus de problèmes. Il a même fait de la prison… De gros problèmes", confie cette mère.

Cette maman a tout fait pour essayer de sortir son enfant de la spirale de l’addiction. Aujourd’hui, grâce au travail de l’association marocaine des victimes de dépendances, Marouane a pris conscience de sa maladie.

"J’ai commencé avec le shit, et je suis passé au "Qarqoubi" et l’alcool. Je dois prendre du "Qarqoubi", boire de l’alcool et fumer du shit pour que je me sente bien. Au début, l’alcool me faisait trop d’effet mais avec les médicaments, c’était mieux, ça permettait de mieux tripper. Avec le temps, je commençais à délirer, à halluciner, je voyais des choses qui n’existaient pas…c’est là que j’ai réalisé que j’étais malade", explique le jeune homme.

Comme Marouane, ce sont les jeunes en manque de repères et en quête de sensations qui se retrouvent pris dans l’engrenage de la drogue, comme nous l’explique notre psychiatre.

"Un jeune touche très facilement à ce qui est interdit. Un jeune est dans la découverte. Il va donc avoir une propension à aller vers ses produits. Si en plus cette personne à du mal à entrer en relation avec l’autre, qu’un garçon (ou une fille) a beaucoup de mal à aller vers le sexe opposé, il va se dire que s'il prend ce produit ça va lui faciliter la vie", souligne-t-il.

Engagé dans la lutte contre l’addiction, le Dr. Tyal a suivi de nombreux jeunes de l’association, qui, comme Marouane, commencent à entrevoir un nouvel espoir…

"Quand j’ai commencé à suivre le traitement, je me suis mieux senti, c’est comme si je récupérai ma forme d’avant, c’est comme si c’était une nouvelle vie qui commençait, j’ai retrouvé ma joie de vivre comme quand j’étais petit", se réjouit-il.

Mais ce ne sont pas toutes les victimes du "Qarqoubi" qui ont eu la même chance que ce jeune.

Jaouad, lui, pour une histoire d’amour qui a mal tourné à l’adolescence, est tombé dans la spirale de l’addiction et a fini entre la rue et la prison. Pire encore, il a même tenté de mettre fin a ses jours.

"Le "Qarqoubi" te rend dénué de sentiments, il te pousse à voler et à commettre d’autres délits… Regarde dans quel état est mon corps, regarde mon cou comment il est devenu… Je me suis retrouvé à faire des allers-retours en prison, j’ai essayé de me suicider en 2003. J’avais perdu l’estime de ma famille qui m’aimait beaucoup. J’ai pris beaucoup de comprimés, et j’ai pris une lame de rasoir, j’ai commencé à me taillader le cou… Regarde comment est devenue ma vie! J’ai beaucoup regretté, maintenant, j’ai 40 ans, je ne vis que dans la rue, pourtant, je suis de bonne famille et il n’y a rien a tirer de tout cela", regrette Jaouad, en pleurant.

Outre les chagrins d’amour, la pauvreté et la misère sont les autres alliées du "Qarqoubi", un fléau qui ne touche pas que les hommes.

"J’ai commencé ça fait 10 ans maintenant, et je suis très dépendante. Je dois obligatoirement en prendre. Si je n’en prends pas, je suis en colère, je commence à crier à la maison. Je prenais aux garçons du quartier 10 dirhams, ou 20 dirhams, pour me droguer. Je le prenais pour oublier un peu les problèmes, mais je n’oubliais rien. Je prenais le deux points, le zepam, le nordaz. Le deux points, je le prenais plus que le zepam et le nordaz. Je prenais 6 à 8 comprimés par jour", témoigne Khadija.

L'addiction, une pathologie prise au serieux...L'addiction est une maladie et pour sa prise en charge, le Maroc a accompli de nombreuses avancées ces dernières années. Les secteurs de la santé privée et public sont mobilisés. Récemment, le docteur Tyal a créé, au sein de sa clinique, une aile dédiée à l’addictologie. Il loue le travail accompli par l’Etat dans ce domaine, lequel reste l’acteur majeur dans la prise en charge des patients.

"Il y a des gens qui ont beaucoup travaillé pour que l’Etat s’investisse plus et l’Etat s’est investi. Plusieurs centres ont été créés partout à travers le Royaume. C’est un énorme effort et cela demande beaucoup d’argent. Aujourd’hui, pratiquement tous les psychiatres sont formés à l’addictologie. Il faut louer ces efforts qui ont commencé depuis un bon moment. Le Maroc est bien mieux lotis que tous ses voisins", explique le psychiatre.

Le CHU Ibn Rochd abrite un des centres d’addictologie créé par l’Etat. Des centres comme celui-ci, il en existe plus de 12 à travers le Royaume. Les patients sont pris en charge et peuvent même être hospitalisés. La prise en charge de l'addictologie profite aussi aux citoyens bénéficiant du Ramed.

"Les patients viennent au centre. Après consultation, ils bénéficient d’un suivi psychothérapeutique et suivent un traitement. Cette maladie nécessite un suivi à long terme car c'est une maladie chronique. Parfois, quand c’est nécessaire, certains patients sont hospitalisés pour une période d’environ trois semaines, parfois plus. Pendant cette période, le patient nécessite un accompagnement car il souffre de peur, d'insomnie et d'autres symptômes", décrit la Professeure Meriem El Yazaji, chef du service addictologie au CHU Ibnou Rochd à Casablanca.

En plus de la prise en charge médicale, le centre aide les patients sur le plan social. "Nous essayons également d'aider la personne malade à retourner au travail ou à l'école", poursuit la chef de service addictologie.

Les efforts fournis par l'Etat en matière de prise en charge de l’addiction sont conséquents, mais face à l’ampleur de cette maladie au Maroc, la demande reste plus importante que l’offre.

Le "Qarqoubi" est un véritable fléau qui gangrène notre société mais, aujourd’hui, mêmes s’il reste beaucoup à faire, les espoirs sont permis. L’Etat, la société civile et les médecins luttent sans relâche pour tenter de sortir les jeunes de la spirale de cette drogue qui ne laisse, au fond, que des regrets à tous celles et ceux qui sont tombés dedans. 

Par Mehdi Heurteloup et Adil Gadrouz
Le 06/02/2021 à 07h07