Elle s’appelle Fatima. Une quinquagénaire de Ouarzazate, mère de trois enfants. Veuve depuis plusieurs années, elle s’efforce de subvenir aux besoins de sa famille grâce à de petits boulots. Lorsqu’une représentante d’une association lui a promis une intervention rapide sans frais pour sa cataracte, elle a sauté sur l’occasion: «On m’a assuré que je n’aurais presque rien à payer… sauf les frais de transport et quelques charges supplémentaires minimes. Aujourd’hui, j’en fais les frais. Je vois flou de l’œil droit et j’ai une infection tenace».
Elle et une vingtaine d’autres patients ont été conduits, de Ouarzazate, par bus jusqu’à une clinique à Casablanca pour une opération de la cataracte. Sans réel examen préopératoire, ni suivi médical approprié, plusieurs d’entre eux se plaignent aujourd’hui de douleurs persistantes, de perte de vision partielle, voire totale, ainsi que d’infections graves.
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Ahmed, un autre patient, se souvient: «On m’a assuré que tout serait pris en charge par la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) et que je n’aurais rien à débourser. Finalement, j’ai dû payer des frais de transport et un supplément pour accélérer le rendez-vous pour l’opération. Je n’ai même pas revu le chirurgien après l’intervention. Pire encore: je dois suivre un nouveau traitement qui coûte un bras. Je n’en ai pas les moyens».
À l’instar de Fatima et d’Ahmed, d’autres patients affirment avoir subi des complications post-opératoires parfois irréversibles. Des cas qui ont poussé plusieurs praticiens et le Syndicat national des ophtalmologistes libéraux du Maroc (SNOLM) à se mobiliser pour dénoncer des pratiques qui ressemblent de plus en plus à des «campagnes sauvages».
Un démarchage agressif et trompeur
Le point de départ de ce scandale remonte à novembre 2023. Des associations «à but non lucratif» ont intensifié leur démarchage auprès de patients peu informés de leurs droits (notamment celui du choix du praticien et de la structure hospitalière) et du risque opératoire de ces «chirurgies massives». «Initialement, ces collectifs se contentaient d’orienter les malades vers certaines cliniques. Désormais, elles les recrutent activement, promettant zéro frais et des opérations programmées rapidement dans la semaine», nous confie un membre du bureau national du Syndicat national des ophtalmologistes libéraux du Maroc.
Dans cette spirale, on découvre une nouvelle pratique: la marchandisation des actes de chirurgie, en particulier en ophtalmologie et plus spécifiquement de cataracte: «Les interventions sont souvent courtes et très rentables lorsque leur volume est important. De plus, elles sont prises en charge par les organismes de sécurité sociale, ce qui explique un tel engouement».
«C’est un acte qui coûte environ 8.500 dirhams et qui est couvert par les organismes d’assurances. En théorie, une partie doit demeurer à la charge du patient — c’est le ticket modérateur. En pratique, il est contourné, voire ignoré, pour attirer davantage de monde. Au mépris des règles d’hygiène et du respect dû aux malades, ces cliniques multiplient les opérations en un temps record, et très tard le soir, sans suivi post-opératoire ni dossier médical. Les patients opérés, ayant ces complications, parfois gravissimes, ne cessent d’affluer chez des médecins scandalisés», déplore notre interlocuteur.
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D’après plusieurs témoignages, ces associations arpentent les rues, les marchés, les cafés, et exploitent notamment les réseaux sociaux (Facebook en tête) à la recherche de nouveaux «clients». Les seules conditions? Présenter ou envoyer sa carte d’identité, sa carte de CNSS ou de CNOPS, sur Whatsapp, et signer un document de prise en charge sans en connaître le contenu. «Ces informations sont d’ailleurs collectées sans aucune garantie de sécurité ou de confidentialité quant à leur traitement», signale-t-il.
Une fois les patients convaincus, on les réunit en groupes de 20, 30 voire 50 personnes. «Les moins avertis pensent réaliser une bonne affaire, certains n’ayant même jamais consulté de véritable spécialiste avant. Ils se retrouvent dans un bus, avant d’entrer en clinique pour une opération à la chaîne, souvent expédiée en quelques minutes, que ce soit dans leurs villes ou ailleurs», détaille ce membre du SNOLM.
Le contournement du ticket modérateur, une brèche fatale
Le ticket modérateur, ce reste à charge que le patient doit payer, a été conçu pour limiter la surconsommation médicale et éviter l’industrialisation des actes, fait observer ce praticien. Toutefois, «en se passant de ce montant, ces associations et cliniques créent un appel d’air: le nombre de patients augmente, et les opérateurs engrangent des sommes considérables grâce au remboursement de l’assurance maladie obligatoire (AMO), puisque les montants des chèques encaissés par cette poignée de chirurgiens «ou techniciens finalement» sont affolants. Hélas, il s’agit d’un réel enrichissement à partir d’un fond de solidarité nationale».

«Les cliniques, elles, facturent, en temps normal, cet acte chirurgical de cataracte à hauteur de 8.500 dirhams, avec des remboursements allant jusqu’à 4.550 dirhams pour la CNSS et 5.850 dirhams pour la CNOPS. Résultat: un gain assuré, surtout si l’on fait l’impasse sur la qualité (consommables de moindre gamme, stérilisation aléatoire, absence de suivi). Côté associations, elles perçoivent une commission, souvent autour de 300 dirhams, voire plus, par patient acheminé. Sans compter l’argent qu’elles soutirent aux patients… Le tout sans vraiment se soucier de l’issue médicale», note notre interlocuteur.
Dans cette course au profit, toutes les dérives semblent permises: «Lorsque l’appât du gain dépasse toute considération éthique, certains n’hésitent plus à franchir la ligne rouge. Récemment, une consœur a été approchée par un kinésithérapeute converti en «acteur associatif» qui lui a proposé 80.000 dirhams par mois pour louer son cachet médical et valider des demandes de prise en charge pour des opérations de la cataracte. Bien sûr, elle a refusé, mais cela en dit long sur l’énorme business qui se cache derrière ces chirurgies à la chaîne».
Des violations graves des normes d’hygiène et de supervision chirurgicale
Récemment, des médecins de diverses régions ont vu affluer plusieurs cas similaires: infections oculaires sévères, implants luxés ou mal placés. En interrogeant ces patients, tous avouent avoir subi une chirurgie dans le cadre d’une «action caritative à grande échelle». Aucune trace écrite, pas de compte-rendu opératoire, parfois même pas d’ordonnance en bonne et due forme. «Non seulement les ordonnances sont dépourvues de cachet attestant l’identité du praticien ou de l’opérateur, mais les patients se voient également refuser le droit de connaître l’identité de leur chirurgien. À ce jour, deux cas compliqués n’ont toujours pas obtenu leur compte-rendu opératoire. Nous leur avons conseillé de se présenter avec un huissier de justice et nous attendons leur réponse en début de semaine prochaine… C’est de la boucherie», s’indigne un praticien outré.
«Une telle opération doit se préparer, se faire dans des conditions d’hygiène rigoureuses et être suivie par des contrôles postopératoires. Là, on a juste des patients manipulés, opérés de façon expéditive», insiste-t-il.
Selon des sources internes, notamment des infirmières de blocs opératoires, les règles d’asepsie et d’hygiène sont systématiquement bafouées. Le matériel utilisé n’est souvent pas à usage unique: «C’est ce qui augmente les risques d’infections et de complications post-opératoires. Pire encore, le staff en question rapporte avoir observé des ophtalmologues en formation, encore peu expérimentés, procéder à ces opérations sans la moindre supervision d’un professionnel qualifié. Il dénonce, par ailleurs, une surcharge de travail démesurée, exacerbée par des horaires nocturnes épuisants».
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Alerté, le Conseil de l’Ordre des médecins a convoqué plusieurs praticiens en conseil disciplinaire, tandis que la CNSS a déconventionné, pendant un certain temps, une clinique à Settat. Mais le phénomène persiste. Selon un autre syndicaliste, «4 ou 5 cliniques à Casablanca continuent de recruter des patients… sans gêne. Même lorsque des actions sont stoppées in extremis (comme ce fut le cas à Oujda, grâce à une intervention du Conseil de l’Ordre), d’autres semblent se mettre en place ailleurs. Les gains générés sont tels que les acteurs impliqués développent des stratégies toujours plus audacieuses: hébergement clandestin des patients, détournement de fonds de solidarité, etc».
Quand la prise de conscience se heurte à des réseaux bien rodés
En juin, lors d’un congrès médical, le SNOLM et le CNOM (Ordre national des médecins) ont organisé une table ronde pour «éveiller les consciences». Des recommandations ont été, par la suite, relayées afin de sensibiliser la profession et l’opinion publique: «Les recommandations ont été publiées et transmises aux ophtalmologues. Nous avions, dans un premier temps, choisi de ne pas médiatiser l’affaire, espérant une réaction des responsables et des confrères incriminés. Mais au lieu de ralentir, ils ont redoublé d’activité ! Pas de vacances cette année: ils ont enchaîné les interventions à la chaîne, exploitant l’été pour opérer un maximum de patients».
Une manne financière sur le dos d’un fonds de solidarité nationale
Cette démarche, selon plusieurs syndicalistes, illustre une véritable gabegie des fonds de l’AMO. «Ces cliniques siphonnent des ressources publiques pour générer des profits personnels, créant ainsi une manne financière illégitime sur le dos du système de santé national. Elles maximisent, malheureusement, leurs profits tout en réduisant leurs coûts opérationnels, notamment en matière d’hygiène et de qualité des soins», regrette-t-on.
Une dynamique qui crée une double exploitation. «D’une part, les associations perçoivent des commissions sur chaque patient recruté, et d’autre part, les cliniques bénéficient des remboursements de l’AMO sans respecter les normes de qualité. Les patients, quant à eux, se retrouvent dans une situation financière précaire, devant avancer des frais supplémentaires tels que le transport et l’hébergement, sans garantir une intervention chirurgicale sécurisée et efficace. Pire encore, ce détournement des fonds publics affaiblit la pérennité du système de santé en drainant des ressources essentielles qui devraient être utilisées pour améliorer réellement les conditions de soins et élargir l’accès aux traitements nécessaires», déplore ce praticien.
C’est pourquoi, alerte l’un des dirigeants du Syndicat national des ophtalmologistes libéraux du Maroc, les autorités compétentes doivent prendre des mesures immédiates pour renforcer les contrôles sur les associations et cliniques partenaires, et garantir une transparence totale dans l’utilisation des ressources publiques. «Seule une action coordonnée et rigoureuse permettra de mettre fin à cette exploitation et de restaurer l’intégrité du système de santé, assurant ainsi que les fonds de solidarité nationale soient utilisés de manière éthique et efficace au bénéfice de tous les citoyens et que la santé des patients soit préservée», conclut-il.