Les Marocains face aux Croisades

Mouna Hachim.

Mouna Hachim.

ChroniqueNous connaissons tous les exploits de Saladin; mais que savons-nous au juste des autres forces en présence, particulièrement marocaines, sous l’autorité de l’empire almohade?

Le 28/10/2023 à 11h00

Nous sommes en pleines Croisades, exactement au XIIème siècle.

Nous connaissons tous les exploits du sultan ayyoubide, maître de l’Égypte et de la Syrie, fils d’un officier kurde de Tikrit. Mais que savons-nous au juste des forces en présence dans l’effort commun de guerre sainte, particulièrement celles des Marocains sous l’autorité de l’empire almohade dont le berceau est Tinmel, dans les montagnes du Haut Atlas?

Dès 1095, au lendemain du concile de Clermont, le pape Urbain II avait lancé le monde chrétien à l’assaut de Jérusalem.

Des milliers de chevaliers traversent alors l’Europe et foncent sur l’Asie mineure.

«Juillet 1096, il fait chaud sous les murailles de Nicée», écrit Amin Maalouf dans son célèbre ouvrage «Les Croisades vues par les Arabes». «À l’ombre des figuiers, dans les jardins fleuris, circulent d’inquiétantes nouvelles: une troupe formée de chevaliers, de fantassins, mais aussi de femmes et d’enfants, marche sur Constantinople. On raconte qu’ils portent, cousues sur le dos, des bandes de tissu en forme de croix. Ils clament qu’ils viennent exterminer les musulmans jusqu’à Jérusalem et déferlent par milliers. Ce sont les Francs. Ils resteront deux siècles en Terre sainte, pillant et massacrant au nom de Dieu…»

Les villes tombent les unes après les autres: Édesse, Antioche, Tripoli et surtout, le 15 juillet 1099, Jérusalem, Bayt al-Maqdis, troisième ville sainte de l’islam, devenue la capitale d’un royaume franc, au même titre que les autres États chrétiens constitués en Orient, quoique symboliquement plus prééminent.

On imagine les répercussions dans le monde musulman, uni sans doute sur le principe, mais toujours en proie aux éternelles divisions avant d’être confronté à la deuxième croisade.

C’est que la prise d’Édesse par le régent seldjoukide de Mossoul, Imad-Eddine Zengi, avait poussé le pape Eugène III à promulguer en 1145 une bulle conviant les chrétiens, enlisés eux-mêmes dans leurs propres querelles internes, à secourir les États latins d’Orient.

A l’ouest de la Méditerranée, les dynasties marocaines, almoravide (depuis Zallaqa en 1086), puis Almohade, régnaient sur les deux rives de la Méditerranée avec Marrakech pour capitale, constituant une menace pour la chrétienté en Europe.

«La croisade ne se limite pas au théâtre de l’Orient», écrit en ce sens Kevin Medeiros.

Il ajoute plus loin, dans son mémoire en histoire, que les papes Urbain II et Pascal II «ont cherché à empêcher les Hispaniques de partir en masse vers l’Orient et ont insisté pour qu’ils concentrent leurs efforts sur la péninsule ibérique. Sous Calixte II (1119-1124), la papauté a été jusqu’à normaliser et fusionner la croisade ibérique à celle d’Outre-mer. Ainsi, les récompenses célestes et terrestres octroyées en Orient sont désormais accordées à tous ceux qui combattent les musulmans en Ibérie».

Les Almoravides déjà victorieux à Uclès en une bataille qui avait vu périr un nombre considérable de guerriers chrétiens dont sept comtes, ainsi que Sancho Alfónsez, fils unique du roi de Léon et de Castille, remportaient la retentissante bataille de Fraga.

Près de dix mille soldats avaient passé le détroit, apportant l’aide aux armées locales sous les ordres de Yahya ben Ghaniya.

La victoire sur l’armée chrétienne était totale. Plusieurs chevaliers d’Occitanie, d’Aragon, de Catalogne ou de Navarre sont restés sur le champ de bataille.

Au nombre des victimes: Aymeric, vicomte de Narbonne; Auger, vicomte de Miremont; Centulle, vicomte de Béarn; alors qu’Alfonso le Batailleur, roi d’Aragon et de Navarre, trouvait la mort huit jours plus tard dans un monastère après avoir légué ses États à l’ordre des Chevaliers du Temple.

Sous le règne des successeurs Almohades, unificateurs du Maghreb et de l’Andalousie, le combat restait mené sur différents fronts.

Parmi la plus illustre des victoires, figure celle d’Alarcos le 19 juillet 1195 contre l’armée castillane du roi Alphonse VIII.

Grâce au prestige de l’empire almohade et surtout de sa puissante flotte, exceptionnelle dans le monde musulman, considérée même comme étant la première en Méditerranée, le calife Yaâqoub al-Mansour fut sollicité par Saladin.

Après la victoire de celui-ci à la bataille de Hattin en juillet 1187, le sultan ayyoubide envoya au calife almohade une demande d’aide consistant en l’envoi d’une flotte qui viendrait bloquer le canal de Sicile au passage des armées chrétiennes et contrer les ravages des Francs sur les côtes de la terre sainte.

Saladin avait chargé de l’ambassade à Marrakech, en 585 de l’hégire (1189), Chams-Eddine ibn Monkid.

Certains auteurs comme Ibn Khaldoun considèrent que cette demande n’avait pas obtenu les résultats escomptés, du moins dans l’immédiat.

Des marques de refus courtois, expliquées selon les auteurs par le fait que Yaâqoub al-Mansour était lui-même pris par ses combats contre les Croisés en péninsule ibérique et celles des Béni Ghaniya en Ifriquiya, avec lesquels les Turkmènes (dont Qarakoch, affranchi de Taqqi-eddine, frère de Saladin) avaient noué des relations de nature insurrectionnelle contre le pouvoir almohade.

Une autre version en vogue, rapportée notamment par Abdelouahed al-Mourrakouchi, explique ce refus par le fait que la missive ne portait pas la mention d’Emir des Croyants mais plutôt d’Emir des musulmans (sachant que les Ayyoubides, tout comme les Béni Ghaniya almoravides, reconnaissaient l’autorité en titre du calife abbasside de Bagdad).

Ceci dit, on apprend, y compris par Ibn Khaldoun un peu plus loin, que 180 vaisseaux furent expédiés par l’Almohade «dont l’aide fut fort utile à Saladin».

De son côté, le professeur médiéviste Dominique Valérian affirme, en se basant sur le témoignage des archives génoises: «On relève qu’en 1190 aucun contrat génois n’est instrumenté à destination du Maghreb, ce qui pourrait s’expliquer par une fermeture des ports almohades aux chrétiens, ou du moins aux Génois qui participent alors à la 3e croisade.»

Le juriste Ibn Khallikan va jusqu’à affirmer que le sultan almohade serait enterré au Biqã' al-’Aziz, soit au sud du Liban, reprenant une légende à laquelle l’historien Ahmed al-Maqri Tlemcani apporte un démenti formel.

C’est en tout cas à l’époque de la reconquête de Jérusalem par Saladin que des combattants de nos contrées avaient contribué à l’effort de la guerre sainte contre les Francs.

Plusieurs sont d’ailleurs restés sur place, résidant au quartier qui portera leur nom (Harat al-Maghariba, rasé en 1967 après la guerre de Six jours), enrichis par l’apport de plusieurs familles au cours des siècles dont les noms témoignent de leurs origines: les Filali (du Tafilalet), les Alami (de Jbel Allam), les Serghini (de Sraghna), les Meslouhi (de Tameslouht)…

Sans oublier, pour conclure, une mention pour les contributions ultérieures de grandes personnalités marocaines, issues du monde du mysticisme, louées pour leur ferveur spirituelle mais dont le rôle reste moins connu lors de la 7e croisade en Égypte.

Le contexte était alors marqué par l’arrivée des troupes du royaume de France sous la direction de Louis IX, occupant Damiette le 6 juin 1249, sans combat, jetant la stupeur dans le rang des musulmans.

L’imam Abou-l-Hassan Chadili, natif du Rif, appelle dès lors à la guerre sainte auprès des savants et des religieux de son temps, galvanisant les foules, inspirant les combattants et répandant en eux la foi en la victoire.

Il assure par ailleurs sa présence à la bataille décisive qui s’est déroulée à Mansourah, soldée par la victoire des musulmans contre les troupes des croisés et par l’emprisonnement de Louis IX.

Que dire de Sidi Ahmed al-Badaoui, fassi de naissance, dont le sanctuaire jouit d’une extraordinaire renommée à Tanta!

Contemporain également de la bataille de Mansoura, un de ses prodiges, rapporté par l’imam Shaârani, confirmé par l’imam Suyuti, aurait été la libération des prisonniers musulmans captifs des chrétiens durant les croisades, ce qui lui vaut l’appellation de «Jiyâb al-Asir» (Celui qui amène le prisonnier).

Pendant les célébrations qui lui sont dédiées, des processions font figurer un manteau rouge qui est devenu l’emblème de la voie, comparé par certains au costume des templiers: tandis que le convoi voyait défiler des épées, des casques et des boucliers pris par les musulmans aux croisés…

Par Mouna Hachim
Le 28/10/2023 à 11h00