Les Maisons des Jeunes du Maroc, ces lieux délabrés, démodés: péril en la demeure, pour une jeunesse en perte de repères

La Maison des jeunes de Safi.

La Maison des jeunes de Safi. . DR

Autrefois hauts lieux de culture, d’apprentissage et d’éducation civique, les Maisons des Jeunes, aujourd’hui, n’attirent plus grand monde. En cause, l’absence de volonté politique et de réelles politiques publiques à l’égard de cette institution, qui n'a pas su s’adapter aux mutations et évolutions de la société et de la jeunesse. Décryptage.

Le 04/03/2021 à 12h07

Créées dans les années cinquante, les Maisons des Jeunes ont eu pour mission première de contribuer à l'épanouissement des jeunes de cette époque par des activités à portées sociales ou culturelles: arts plastiques, théâtre, accompagnement scolaire, musique ou encore des activités sportives. 

Ce fonctionnaire, en charge de ces lieux, au ministère de la jeunesse et des sports, les définit ainsi: "la Maison des Jeunes a pour objectif de donner une chance aux enfant, aux adolescent, aux jeunes et d’améliorer leurs compétences personnelles, d'apprendre des valeurs pour pouvoir être des citoyens, à leur service en premier leu, mais aussi de la communauté dans laquelle ils évoluent, leur quartier et sa famille, et enfin leur pays. C’est le rôle que remplissent les Maisons des Jeunes depuis des décennies". 

Si elles ont connu un essor dans les années 70, en révélant des talents comme Nass El Ghiwane, Lemchaheb, le chorégraphe Lahcen Zinoun, la troupe Tagada ou encore les Jil Jilala, les Maisons des Jeunes sont aujourd’hui complètement désertées par la jeunesse de notre époque. 

Pour le docteur Nabil Takhalouicht, enseignant et chercheur à l'Institut Royal de la Formation des Cadres (IRFC), Rabat, l’évolution des Maisons des Jeunes au Maroc peut être divisée en trois périodes. Ses observations, relevées dans son mémoire de master, "Le rôle des maisons des jeunes dans le développement social au Maroc", datant de 2011, sont toujours d’actualité, à quelques détails près.

De 1941 à 1957 et de 1958 à 1969: le temps des soubassements…Au début des années 40, sous le protectorat, plusieurs Dahirs ont été promulgués pour la création de clubs culturels, devenus par la suite clubs de jeunes. En 1958, suite à la promulgation du Dahir du 15 novembre 1958, portant sur les libertés publiques, considéré comme étant le cadre principal du travail politique et associatif au Maroc, plusieurs organisations et associations ont vu le jour.

Ce changement a eu un impact positif sur les clubs de jeunes, dans le sens de l’encadrement et la préparation de la jeunesse marocaine pour la période post-indépendance. Elles représentaient un champ social ouvert à tous les acteurs du développement social quel que soit leur appartenance. C’est aussi après l’indépendance que l’appellation "Maison des Jeunes" a fait son apparition.

Pendant les années soixante, les changements sociopolitiques et socioculturels dans plusieurs pays d’Europe et surtout en France, ont eu une influence directe sur les politiques publiques marocaines. En effet, en France, face à la montée des violences urbaines et notamment le phénomène des "blousons noirs", l’Etat accélère le développement des Maisons des Jeunes. Au milieu des années 60, deux Maisons des Jeunes sont construites par semaine, leur nombre passe de 262 établissements en 1960 à 1.200 en 1968. Cette émulation gagne aussi le Maroc et les Maisons des Jeunes connaissent un véritable essor.

De 1970 à 1984 : l’essor et la maturation…Dans les années 70, l’amélioration dans la formation des ressources humaines et l’évolution dans l’encadrement professionnel ont poussé à la création d’instituts et écoles supérieures d’éducation et formation tel que l’Institut royal de formation des cadres de la jeunesse et des sports.

En 1971, le règlement général des Maisons des Jeunes a été promulgué, fixant les attributions de ces établissements et déterminant les types de relations que pourraient exister avec les autres organisations et associations œuvrant dans le domaine de l’enfance et de la jeunesse.

Ces deux évolutions majeures ont permis de donner un véritable "coup de boost" aux Maisons des Jeunes, qui ont alors pu connaître un essor considérable.

Cette période peut être considérée comme étant l’âge d’or des maisons de jeunes. Les talents issus des MJ (Maisons des Jeunes) connaissent un succès retentissant aussi bien dans le domaine artistique et culturel que dans la littérature et la politique.

Chaque MJ possède un conseil de la maison des jeunes constitué de l’administration, des représentants des associations et des clubs de la Maison des Jeunes en question. Ce conseil participait au développement et à l’animation des établissements.

Chaque club et association étaient eux-mêmes organisés en bureaux et étaient gérés en interne par leurs membres. A cette époque, cette institution publique était donc un véritable lieu d’échanges et de débat où les jeunes découvraient les fondements de la démocratie participative et du vivre-ensemble.

De 1985 à nos jours: la transformation des rapports aux collectivités locales…Au début des années quatre-vingt, les collectivités locales ont été chargées de la construction et de l’équipement des MJ, ainsi que de la promotion des activités et des manifestations culturelles, sportives et sociales au niveau local.

Fondée sur la coopération entre le ministère de tutelle et les conseils locaux, ce changement de stratégie a permis de faire bénéficier ces établissements d’une ouverture sur l’environnement social et culturel mais la plupart des collectivités locales n’ont pas pu répondre aux attentes, ce qui a engendré un déficit énorme au niveau du nombre et des équipements accordés aux MJ.

Durant ces deux dernières décennies, les maisons de jeunes sont restées en marge des préoccupations des politiques publiques ainsi que des politiques urbaines, qui misent sur d’autres secteurs, jugés prioritaires.

Cette mise à l’écart a aussi été accentuée par les crises de financement public. En effet, les budgets consacrés aux MJ ont progressivement baissé ou n’ont pas évolué, à l’inverse de la démographie des populations jeunes.

Face à ces problématiques, les différents acteurs locaux sont restés dans l’incapacité de répondre aux besoins des jeunes, dont la part dans la population marocaine a fortement augmenté et dont l’environnement a été bouleversé par l’explosion d'Internet et l’avènement de l’ère digitale.

Depuis le changement de stratégie identifié par l’universitaire au début des années 80, les maisons de jeunes ont connu une véritable traversée du désert, avec un délabrement et un manque de développement des infrastructures existantes.

Malgré les différents programmes de réhabilitation et d’équipement des Maisons des Jeunes lancés par le ministère de la Jeunesse et des sports ces dix dernières années, les MJ restent inadaptées aux besoins et aspirations des jeunes d’aujourd’hui. 

Et pour ce responsable du ministère de la Jeunesse et des sports, qui a requis l'anonymat, le constat est sans appel: "il y a pas de véritable stratégie nationale de développement des Maisons des Jeunes. Il y a seulement une stratégie sectorielle, au ministère de la Jeunesse et des sports, concernant la construction, l’aménagement et la mise à niveau des Maisons des Jeunes, mais cela n’est pas suffisant. Les Maisons des Jeunes devraient bénéficier de la même vision que le gouvernement a pour l’école publique, car ce que nous voyons dans la société, la délinquance, l’augmentation des agressions etc., c’est à cause du fait que les institutions publiques ne remplissent plus leur rôle. Il y a un manque de volonté politique concernant les Maisons des Jeunes. Il faut savoir que les politiques publiques découlent d’une volonté politique, et c’est cette volonté qui influe sur les budgets alloués à telles ou telles structures". 

De nos jours, les jeunes, ultra-connectés, contrastent avec l’état de délabrement avancé et de désuétude des Maisons des Jeunes du Maroc, qui semblent pas s’être adaptées à l’ère du digital, et où une simple connexion internet est inexistante. Autre problème de taille, le manque de ressources humaines: une seule et unique personne est en charge de la gestion, de l’entretien et de l’animation de chaque établissement. Les seules activités encore présentes au sein des maisons de jeunes le sont grâce au travail des ONG locales.

Pour Mohamed Gliouine, coordinateur national de la coalition marocaine des conseils des maisons de jeunes, "il faut une nouvelle stratégie et une nouvelle vision pour les Maison des Jeunes. Les jeunes doivent pouvoir apprendre leur métier en se rendant à la Maison des Jeunes. Ce lieu doit aussi être un lieu qui sensibilise au travail social, qui puisse nous donner des travailleurs sociaux. Il faut aussi mettre en place un nouveau cadre juridique. Les horaires d’ouverture ne sont pas adaptés, actuellement les MJ ouvrent de 10 h à midi puis de 16 h à 20 h, or les jeunes ne sortent de l’école, de l’université ou de leur travail qu’à 18 h. Autre problème, l’inégalité au niveau de la répartition des MJ dans les quartiers. Dans certain quartier, Derb Sultan, par exemple, nous trouvons trois Maisons de Jeunes alors que dans les quartiers de Derb Milan, Hay El Amal, Hay El Farah, nous ne trouvons pas de Maison des Jeunes. Cela fait un an que les Maisons des Jeunes sont fermées, à cause de la Covid-19, et elles n’ont toujours pas été autorisées à ouvrir". 

Signe du désintérêt politique pour cette institution, malgré la réouverture des établissements d’enseignements et des commerces, les maisons des jeunes, elles, n’ont toujours pas été autorisées à rouvrir. Après plusieurs courriers adressés au ministère de tutelle et au gouvernement, la coalition marocaine des conseils des maisons de jeunes et les acteurs associatifs ont lancé une campagne pour appeler à la réouverture des MJ sous la forme d’une capsule vidéo et d’un hashtag #Helloudarchabab, ("Ouvrez les maisons de jeunes").

Sans une véritable volonté politique de l’Etat, basée sur des stratégies publiques solides, incluant les jeunes, les MJ ne pourront remplir leur rôle et répondre aux aspirations des jeunes d’aujourd’hui, citoyens de demain.

Par Mehdi Heurteloup
Le 04/03/2021 à 12h07