Du temps que j’enseignais la macroéconomie, un cours passionnait les étudiants plus que les autres. C’était celui où l’on traitait de ce qu’on appelle «le piège de la transition», connu aussi sous le nom de «piège du revenu intermédiaire».
Pourquoi ce thème intéressait-il les étudiants plus que d’autres, je ne le sais pas vraiment. Peut-être parce qu’il y avait le mot «piège» dedans? L’économie, «science lugubre» selon Carlyle, ne donne pas tellement d’occasions de voir quelqu’un -fut-ce l’économie tout entière- tomber dans un guêpier ou un traquenard.
Mais de quoi s’agit-il? The middle income trap, pour utiliser son nom anglais, désigne le phénomène suivant: un pays connaît un développement économique robuste jusqu’à atteindre un certain revenu par tête d’habitant, puis reste coincé à ce niveau, comme dans une souricière, sans parvenir à augmenter davantage le revenu.
(On l’appelle aussi «piège de la transition» parce que le pays rate sa transition vers une économie pleinement développée, avec des secteurs secondaire et tertiaire florissants).
Nombreux sont ceux qui sont restés pris dans la nasse, englués à ce niveau de revenu intermédiaire, pendant cinquante ans (!) sans jamais parvenir à rejoindre les pays avancés.
Voici l’explication: un pays «pauvre» amorce son décollage économique initial grâce à sa main-d’œuvre nombreuse et bon marché, qui attire les investissements directs venus de l’étranger. (Encore faut-il qu’il soit ouvert sur l’étranger, bien sûr).
Ces investissements directs lui donnent accès à des technologies de base qui lui permettent d’exporter. Qu’on pense, par exemple, au secteur automobile, devenu le premier poste d’exportation de notre pays. Si ce schéma est appliqué partout, dans de nombreux secteurs, le revenu par tête d’habitant augmente jusqu’à atteindre un revenu dit «intermédiaire» -au-dessus de la pauvreté, en dessous de la richesse.
Mais que se passe-t-il une fois cette étape réalisée?
C’est là que le piège se referme. Peu de pays sont capables de passer à l’étape suivante. Pour augmenter la productivité, aller vers plus de valeur ajoutée par travailleur et franchir le plafond de verre technologique, il faut: a) d’abord voir le problème, b) changer de modèle. On ne peut plus simplement proposer une main-d’œuvre abondante et peu chère à qui en voudra, il faut prendre l’initiative et modifier en profondeur le pays, en portant les efforts sur deux axes en particulier: les infrastructures et le capital humain (scolaire, enseignement supérieur, formation, recherche). L’excellence dans ces domaines n’est pas un luxe: elle est vitale.
Ce n’est qu’ainsi que le pays sera capable d’entrer sur le marché des produits à forte valeur ajoutée, qui sont l’apanage des pays développés, à revenu élevé par tête d’habitant.
Comme exemple de pays qui sont tombés dans le piège, on peut citer le Brésil -et plus généralement l’Amérique latine- et l’Afrique du Sud. En fait, l’ONU compte aujourd’hui une bonne centaine de pays à revenu intermédiaire, représentant 70% de la population mondiale. Le Maroc en fait partie.
Puisque vous m’avez fait l’amitié de suivre mon cours jusqu’ici, voici en guise de récompense une interrogation écrite. Répondez aux trois questions suivantes en argumentant avec précision:
1. La Chine est-elle en ce moment dans le piège et pensez-vous qu’elle en sortira? Comment? (envahir Taiwan n’est pas une option).
2. Ceux qui protestent quand on construit chez nous des lignes TGV et de nouvelles autoroutes savent-ils ce qu’est le piège de la transition?
3. Ceux qui protestent quand on construit des universités d’excellence basées sur la recherche et disposant de coûteux laboratoires de pointe savent-ils ce qu’est le piège de la transition?
Vous avez une heure pour rendre votre copie.
Bon courage.