Pendant que le lecteur était plongé dans l’ouvrage «Le mal algérien» de Jean-Louis Levet et Paul Tolila (Bouquins Éditions, 2023), il apprend, dans les médias, que le régime algérien projette de construire, sur les hauteurs d’Oran, la plus grande statue au monde (42 mètres) dédié à l’émir Abdelkader. Une nouvelle décision saugrenue de la nébuleuse des généraux algériens qui asphyxie l’Algérie.
L’option d’examiner en même temps l’intérêt de ce livre et la signification de cette statue, ou les faire croiser, est intéressante. D’un côté un ouvrage, «Le mal algérien», et de l’autre le symbole incertain d’une statue porteuse de trois polémiques.
Elle est d’abord un objet non souhaité dans la culture musulmane. Elle est la représentation d’un personnage non consensuel. Et elle fait aussi l’objet d’une instrumentalisation malsaine par un pouvoir illégitime.
Tout se télescope: l’essai -qui a identifié de façon chirurgicale les déficits et insuffisances du régime algérien– aurait-il trouvé une meilleure illustration au «pays du monde à l’envers» que l’annonce de l’édification de la plus grande statue de la planète?
Un monument à l’image du mal algérien
La statue est à l’image de ce mal algérien, lié à une quête identitaire impossible sans admettre la réalité historique et accepter que l’Algérie est une création de la France.
L’émir Abdelkader (1808-1883) est un homme à facettes multiples. La perception de ce personnage reste encore associée au livre publié en 1925 par le général (historien) français Paul Azan: «L’émir Abd-el-Kader 1808-1883. Du fanatisme musulman au patriotisme français». Un titre édifiant et une référence incontournable pour tout historien qui travaille sur le parcours et le destin d’Abdelkader.
Par ailleurs, il faut préciser que la qualité d’«émir» accolée à Abdelkader ne signifie pas qu’il est descendant d’une lignée de rois, sultans ou princes. Ici, «émir» est le titre porté par un chef militaire, un chef de guerre pouvant aussi être une autorité religieuse. Durant quinze ans, à partir de 1832, Abdelkader regroupa autour de lui des tribus algériennes pour lutter contre l’invasion coloniale. Après sa capitulation en 1847, ce fut une tout autre histoire.
Abdelkader: message ambigu et polémique
On évoquera brièvement les paradoxes de l’émir Abdelkader tout en se gardant de porter un jugement sur le personnage. Néanmoins nous rapporterons quelques avis, postures et témoignages.
Tout d’abord, si le système politico-militaire algérien veut ériger «la plus grande statue au monde», c’est parce qu’Abdelkader serait «héros national, une des plus importantes figures de la lutte pour l’indépendance» et «le fondateur de l’Algérie moderne». Le régime cherche ainsi une figure fédératrice à laquelle s’accrocher pour asseoir le récit national d’un pays qui préexistait à la colonisation française.
Seulement, ce narratif ne fait pas l’unanimité parmi les Algériens eux-mêmes. À ce sujet, Nordine Aït Hamouda, fils du colonel Amirouche, grande figure de la résistance dont la dépouille a été outragée par Houari Boumédiène, qui «n’a pas tiré une seule balle» contre les Français selon les auteurs du «Mal algérien», a tenu des propos forts en juin 2021. «Abdelkader est un traître qui a vendu son pays à la France (…) Ce n’est pas moi qui dis qu’il est un traître, c’est l’Histoire qui l’a condamné. Il a combattu la France pendant 15 ans, puis il a combattu aux côtés de la France (…). Tout le monde sait que l’émir Abdelkader s’est rendu à la France. Tous ses enfants, ses petits-enfants et sa veuve ont reçu des pensions de la part de l’État français. Lui-même a reçu la Légion d’honneur de la part de l’État français. Tout cela suffit amplement pour savoir que l’émir Abdelkader est un traître», a martelé Nordine Aït Hamouda. Il fut arrêté et poursuivi pour «incitation à la haine» et «atteinte aux symboles de la nation et sa révolution».
Quant à Hichem Aboud, influent journaliste et ancien officier dans l’armée algérienne exilé en France, il considère que le parcours d’Abdelkader est falsifié par la propagande du régime. Il ne peut pas non plus être considéré comme le fondateur de l’État algérien. Aucun des grands noms de la lutte pour l’indépendance n’a considéré Abdelkader comme une référence incontestable dans le combat contre le colonialisme.
Pour certaines voix de la France officielle, Abdelkader fut le «meilleur ennemi de la France» et devint par la suite «ami de la France», car il a exhorté Musulmans et Chrétiens à devenir frères au sein des territoires français d’Afrique du Nord. La France a aussi rendu un vibrant hommage à Abdelkader pour son rôle de protection et de rapprochement entre communautés religieuses, lors de sa présence à Damas en 1860, au moment où étaient commises des exactions contre des Chrétiens par des Druzes.
Dans une de ses récentes déclarations, Emmanuel Macron a souligné que «la force d’Abdelkader est qu’il a su ne pas s’enfermer dans le passé. Il est devenu par la suite ami de la France». Par contre, selon l’historien Pascal Blanchard, Abdelkader, pour ses pourfendeurs, «symbolise l’acceptation de la défaite en Algérie et du nouveau destin colonial de l’Algérie».
Enfin, dans, ce bref rappel, un des aspects singuliers du personnage est sa proximité avec la franc-maçonnerie, qui fut l’objet du colloque organisé en mai 2011 par le Grand Orient de France et intitulé «Abdelkader, musulman et franc-maçon».
Dans la note de présentation, on lit: «L’engagement politique, philosophique et culturel de l’Émir Abdelkader, musulman et franc-maçon, a servi de toile de fond au dialogue qui s’est ouvert devant quatre cents personnes. (…) Il y a cent cinquante ans, le descendant du prophète et figure historique de la lutte algérienne contre la colonisation, Abdelkader, demandait son adhésion au Grand Orient de France».
Le sens d’une statue, «une fausse bonne idée»
Face à un profil pour le moins non consensuel et assurément «ami de la France», selon les termes de l’actuel président français, plusieurs observateurs estiment que ce monument dédié à Abdelkader est une fausse bonne idée qui ne participera pas au règlement de la question identitaire algérienne.
Cette statue est voulue la plus haute du monde (42 mètres), plus élevée que celle qui domine la ville de Rio de Janeiro au Brésil (39 mètres). Elle sera pourvue d’un rayon laser dirigé vers la Mecque. Le mimétisme est évident avec la Mosquée Hassan II et son rayon laser vert indiquant la Qibla d’une portée de 30 kilomètres. Son budget serait de 1,2 milliard de dinars algériens, mais il faudra prévoir le triple ou le quadruple selon les pratiques opaques et la corruption généralisée du système algérien, abondamment décrites dans «Le Mal algérien».