Retour sur la «rue arabe»

Mustapha Sehimi.

Mustapha Sehimi.

ChroniqueLa «rue arabe»? Un matériau social brut, mal identifié, organique et informel, où la citoyenneté n’a pas sa place, où les clivages et les différenciations socio-professionnelles sont évacués, et où prévaut surtout autre chose: la colère protestataire.

Le 20/11/2023 à 13h43

Israël-Hamas. Par-delà la dimension militaire prise depuis le 7 octobre dernier, avec son lot de victimes et de destructions, il faut parler des manifestations de soutien aux Palestiniens en cours dans le monde arabe, au Maghreb et dans d’autres latitudes asiatiques, européennes et américaines. Une mobilisation qui ressuscite la cause palestinienne. Elle a aussi placé de nouveau au premier plan la place et le rôle de ce que l’on appelle la «rue arabe». Cette métaphore est devenue courante, mais ses contours ne sont pas d’une grande netteté, tant s’en faut. Pourquoi l’emploie-t-on? Dans quels contextes? Que dit-elle de son locuteur? Pourquoi ne fait-on pas référence à la «rue française», la«rue européenne» ou la «rue asiatique»?

À un premier niveau, cette formule de «rue arabe» renvoie à l’opinion publique arabe. Mais de fait, elles sont différenciées. Des travaux de chercheurs américains l’ont montré à partir de la presse. Et ils sont arrivés à cette conclusion: la «rue arabe» (Arab Street)? Des publics irrationnels et volatils, alors que l’opinion publique, elle, s’inscrit davantage dans les articles de presse par une certaine rationalité. Si bien que l’usage de l’une ou l’autre de ces deux expressions, au fil de l’actualité, est révélateur des représentations médiatiques qui sont faites des sociétés arabes.

La «rue arabe»? Un matériau social brut, mal identifié, organique et informel, où la citoyenneté n’a pas sa place, où les clivages et les différenciations socio-professionnelles sont évacués, et où prévaut surtout autre chose: la colère protestataire. Un élan revitalisant d’une revendication démocratique et politique? Pas vraiment. En tout cas, de la confusion culturaliste primaire, comme si l’on n’était pas éligible aux formes d’action de la démocratie occidentale…

Cela dit, quelles définitions de «la rue» peut-on de manière générale retenir, tant elles regardent des espaces réels ou symboliques différents? L’une d’entre elles renvoie à «l’espace de la vie urbaine et populaire», une autre à «l’espace de désœuvrement, de la misère», enfin, la dernière comme «espace des contestations et des mobilisations», voire des «guerres civiles et des luttes révolutionnaires», pour reprendre la terminologie du Centre national des ressources textuelles et lexicales (CNRTL). C’est surtout dans la rubrique internationale de la presse que l’on trouve les occurrences de la «rue arabe». En particulier, les pays du Maghreb et du Moyen-Orient y occupent une place importante, ne serait-ce que par suite de la centralité géostratégique de ces régions.

Les actualités couvertes se distinguent par des situations de crises et de conflits -autant de contextes dans lesquels la «rue arabe» est citée à l’occasion et mise en cause. Le corpus d’une étude montre que cette expression n’émerge dans la presse occidentale que dans les années 90, qu’elle se banalise à partir des années 2001 (attentats du 11 septembre 2001), et que le sentiment qu’elle traduit est celui de la colère. Le référent religieux de l’islam y a sa place quand ce n’est pas d’ailleurs… l’islamisme. D’une certaine manière, la «rue arabe» n’est pas actrice, elle subit, elle réagit. À noter ici que l’usage de l’expression «opinion publique» ne représente globalement que 30% environ des occurrences dans le corpus de la presse française et britannique, contre 70% pour la «rue arabe».

Plusieurs séquences sont à relever au cours des deux décennies écoulées: celle qui a suivi le 11 septembre 2001, celle des révolutions du printemps arabe de 2011, cette année-là étant particulièrement fertile pour cette expression, avec cependant un infléchissement voire une autocritique dans la presse: après tout, dira-t-on, ces populations de la «rue arabe» sont aussi «normales» que les autres: elles manifestent pour le changement et la démocratie.

Il a été ainsi fait référence à l’éveil de la «rue arabe», au fait qu’elle tourne enfin le dos à la passivité, à la résignation, au désespoir et à la recherche de boucs émissaires extérieurs pour prendre son destin en main. Le référent religieux n’est pas marginal dans la teneur de la colère de la «rue arabe». À la suite de la sortie du film virulent «Innocence of Muslims», ou encore de l’autodafé du Coran à Stockholm ou ailleurs, la «rue arabe» devient «la rue musulmane». Il faut y voir plus de radicalité sans doute à l’endroit d’un Occident chrétien, mais aussi la rémanence d’une dénonciation d’une islamophobie dont l’expression a été, entre autres, le livre publié en 1989 par Salman Rushdie sur «les versets sataniques»…

Dans la présente conjoncture, la «rue arabe» se prolonge à l’international: elle émigre même. L’on a vu les manifestations en faveur de la Palestine en Occident: 300.000 personnes à Londres (l′on a d’ailleurs parlé de «rue pakistanaise»), à Paris, à New York et dans les campus universitaires… La cause palestinienne, polarisée autour de la tragédie qui frappe les populations civiles de Gaza, est devenue le cadre et le vecteur de gestion et d’expression des émotions et de la colère des Arabes et des Musulmans au Nord. Les régimes politiques arabes ne peuvent que prendre en compte cette contrainte: œuvrer à un horizon politique vers un règlement de la question de la Palestine, à l’ordre du jour depuis 1948. Le Maroc s’y emploie depuis toujours. Sans surenchères, ni interférences, ni agenda caché.

Par Mustapha Sehimi
Le 20/11/2023 à 13h43