Maintenant que nous sommes devenus, nos voisins espagnols et nous, les meilleurs amis du monde, il est temps d’imaginer des projets communs qui cimenteraient cette belle love story à côté de laquelle pâlissent les risibles amours de Tristan et Yseult ou la pâle bluette antique de ‘Antar et ‘Abla.
Soit. Mais quels projets?
Vous me dites, parce que vous êtes économiste: «Créons des joint ventures, construisons des usines, fabriquons des voitures ensemble du côté de Tanger!»
Vous me dites, parce que vous êtes écolo: «Vendons du vent aux hidalgos!»
Vous me dites, parce que vous êtes le CCME: «Faisons de la communauté marocaine en Espagne un trait d’union entre nos deux pays!»
Vous me dites, parce que vous êtes mon ami N. du parti [—-]: «Formons des groupes de travail entre nos parlementaires, selon les affinités politiques, pour contrer les agressions quotidiennes du Parlement européen!»
Vous me dites, parce que vous êtes prof’ d’espagnol à T’nine Chtouka: «Remplaçons le français, langue d’enseignement, par le castillan!»
Bon, tout cela est intéressant mais un peu convenu, non? L’automobile, les énergies renouvelables, l’immigration, la politique… OK, mais bof, quoi.
Voici un projet bien plus extraordinaire: demandons conjointement à l’Unesco de classer la frontière maroco-espagnole ‘‘patrimoine mondial’’. Parce qu’elle vaut vraiment le détour. On devrait venir de loin la visiter comme on visite Venise, la grande muraille de Chine ou les pyramides.
Voici l’itinéraire touristique à soumettre à l’approbation de l’Unesco. On quitte Tanger, d’où l’on voit par beau temps la côte ibère et on va vers l’Est. L’air est pur et le chemin étroit, on chantonne et puis, boum! sans crier gare, que vois-je devant moi? Le drapeau espagnol flotte sur la marmite… pardon, sur une ville nommée Ceuta. Pourtant, on est toujours sur le continent africain, non? Entrons dans la ville. C’est indubitable: on est chez les Borbón, déformation du français Bourbon, puisque la dynastie régnante chez nos voisins descend de Louis XIV. Autrement dit, si les descendants du Roi-Soleil ont disparu de France, ils se perpétuent à la frontière hispano-marocaine. Étonnant, non?
Continuons. Voici un rocher sauvage, inhabité, à quelques encablures de la côte marocaine. Pris d’une envie soudaine, le touriste décide d’y aller faire discrètement pipi. Deux minutes plus tard, attaqué en piqué par trois F18 Hornet et quatre F-5 de l’armée de l’air espagnole, bombardé par la frégate Álvaro de Bazán et deux sous-marins Agosta, le touriste s’est complètement volatilisé. Paix à son âme. Il n’avait qu’à savoir que ce petit rocher, dit Leïla ou Perejil et qui ne sert strictement à rien, est terre borbóne. En vertu de quoi? En vertu de rien. Aucun document, aucun traité ne le prouve. Mais toute la puissance de feu de l’invincible Armada le défend farouchement. Contre les chèvres?
Continuons (avec un autre touriste, vivant). La frontière devient encore plus surréaliste à un endroit que nos amis appellent ‘’Peñón de Vélez de la Gomera’'. Le nom est quasiment plus long que l’endroit lui-même. La frontière qui sépare le Maroc du ‘‘Peñón etcetera’' fait exactement 85 m de long. C’est la plus courte du monde. Totalement instagrammable! Le Peñón est une presqu’île habitée par quelques fantassins espagnols dépressifs et une centaine d’habitants qui n’auraient aucun mal à émigrer sur la Lune, vu la fadeur de leur vie quotidienne. L’eau nécessaire à leur survie leur est fournie par le Maroc, pas rancunier. Note, touriste, note notre magnanimité.
Quelques kilomètres plus loin, caramba! que vois-je? Une autre ville espagnole en terre marocaine, le dernier repaire des franquistes, Melilla. Entrons. Madre de Dios, qu’est-ce que ce…
On pourrait continuer encore longtemps comme ça mais brisons là. Cette frontière n’a aucun sens. Mais là où d’autres verraient un problème, nous autres Marocains et Espagnols, potes d’enfance, camarades de chambrée, nous pouvons en faire une success story en présentant ensemble le dossier à l’Unesco: ‘‘la frontière la plus baroque du monde.’' Par ici, les touristes, par ici les dollars, les zlotys et les picaillons!
Tant que nous en profiterons tous, tout ira bien.