Le coiffeur de Benguerir

Fouad Laroui.

Fouad Laroui.. KF Corporate

ChroniqueJ’appris à mes chats que j’avais en quelques heures visité un repaire de malfrats troglodytes, un poste avancé des talibans et puis Athènes, où Socrate se moquait du jeune Alcibiade.

Le 01/02/2023 à 12h07

Trouver un bon coiffeur à Benguerir est la dernière aventure qui s’offre à l’homme moderne, avec l’ascension de l’Everest à cloche-pied et l’exploration de l’Antarctique en short.

Or donc, je m’avisai l’autre jour de me faire couper les cheveux. Je ne cherchais pas un figaro d’élite, un as des ciseaux et du fer à boucler, mais simplement un honnête hejjam pour rafraîchir ma coupe et me rendre présentable pour le paseo du soir sur l’unique avenue de la capitale des R’hamna.

Je pensais que ce serait chose facile. Naïf que j’étais… La première échoppe dans laquelle j’entrai me fit faire un bond de cinq siècles en arrière. Je fus immédiatement environné de ténèbres. Était-ce un sépulcre, une fosse, un caveau? Nul n’eût pu le dire. Sous la voûte sombre, une conversation menée dans le rude dialecte local s’arrêta net. Trois paires d’yeux me fixèrent, comme autant de brandons brûlant dans la pénombre. Je me figeai. Je crus entendre le feulement d’un coutelas qu’on aiguise. «Ma dernière heure est venue, pensai-je avec amertume; et je n’ai pas mené à bien tous mes projets. Aussi, qu’est-ce qui m’a pris de descendre dans ce souterrain?» Le vers bien connu me revint en mémoire: «L’œil était dans la tombe et regardait Caïn». Une ombre se détacha du mur et vint m’environner, gluante. Elle me tendit une sorte de camisole de force, grise, effilochée, crasseuse, datant de l’année du typhus; et m’invita à prendre place dans ce qui ressemblait à une chaise électrique d’avant-guerre, d’avant toutes les guerres. Je fis une sorte de double salto arrière et m’enfuit vers la lumière, éperdu.

Pour autant, je n’étais pas découragé. Une centaine de mètres plus loin, j’avisai une boutique sur laquelle les mots «coiffure moderne» –ou quelque chose de cet acabit– s’étalaient. Au moins, c’était de plain-pied dans l’avenue et il y avait de la lumière à l’intérieur. Je poussai la porte et entrai, confiant. Boum! Abomination de la désolation! Des cris stridents retentirent, quelqu’un détala, un porte-manteau tomba, un remue-ménage digne de la prise de la smala d’Abd el-Kader par le duc d’Aumale s’empara du lieu, une femme se plaqua les mains sur le crâne en couinant pendant qu’une autre, Gorgone en furie, se précipitait sur moi en braillant «dehors! dehors!». Ahuri, je restai coi. La Gorgone, qui semblait être la patronne des lieux, vint me postillonner dans la figure: «Dehors! Vous voyez bien que c’est une coiffoura pour dames!»

– Et alors? m’étonnai-je.

– Quoi?

– Pourquoi tout cet affolement? On n’est pas chez les talibans, non?

– Mais vous avez vu les cheveux…

– Ah, oui… Cent mille ans en enfer parce que j’ai vu trois poils… C’est le Moyen-Âge, ici?

– Dehors!

Elle a voulu me pousser, je m’écartai, elle trébucha et s’étala sur le trottoir, les quatre fers en l’air. Un vers de Rimbaud me revint en mémoire: «Et j’ai vu quelquefois ce que l’Homme a cru voir.» Pour une qui voulait celer sa chevelure…

Échaudé, je décidai de demander au premier homme bien coiffé que je rencontrerais sur l’avenue où il s’était fait faire sa coupe. Dans la minute un quidam se pointa, le tif roide et lustré. Il me renseigna aimablement –les gens des R’hamna sont de bonne composition– et quelques minutes plus tard j’entrai chez un barbier moderne –disons plutôt que je surgis en pleine dispute métaphysique. Un jeune homme s’occupait de la tonsure d’une sorte de paysan du Tadla qui lui disait:

– Ton jean est déchiré, petit, fais-le recoudre par ta maman.

– Mais je vous dis pour la troisième fois que je l’ai acheté comme ça à Casablanca.

– Tu t’es fait avoir, petit. Ne va plus jamais à Casablanca, il n’y a là-bas que des fourbes et des escrocs. Ils t’ont refilé un pantalon déchiré. Tu ne t’en es pas rendu compte?

– Mais bien sûr que je m’en suis rendu compte!

– Tu l’as acheté quand même? Tu es complètement idiot, petit.

– Mais non! C’est la mode! (Ci la moude!)

– Ssi Lamoude, voilà un type chez qui je n’achèterai jamais rien.

– Mais enfin, vous ne comprenez pas? Ci la moude! La moude! Les gens très chics achètent ce genre de jean!

– Déjà déchiré? Parce que c’est moins cher?

– Non, c’est plus cher!

– Dans ce cas, qu’est-ce qui t’empêche d’acheter un pantalon bon marché et de le déchirer toi-même?

– Parce qu’il ne serait pas à la mode!

– Mais en fin de compte, ce serait exactement le même pantalon déchiré?

– Non.

– Mais si!

– Mais non!

Cette discussion, digne des dialogues les plus fins de Platon, dura encore un bon quart d’heure avant que le paysan ne fût rasé de près et s’en allât vers son destin. C’était mon tour. Le jeune homme à la mode me fit la coiffure de Georges Clooney –je l’avais choisie en pointant le doigt sur un portrait découpé dans Paris-Match et punaisé au mur– et je rentrai enfin chez moi, fourbu mais parfumé. Et j’appris à mes chats que j’avais en quelques heures, sans quitter Benguerir, visité un repaire de malfrats troglodytes, un poste avancé des talibans et l’agora antique d’Athènes, où Socrate se moquait du jeune Alcibiade.

La semaine prochaine, ce sera l’Everest à cloche-pied.

Par Fouad Laroui
Le 01/02/2023 à 12h07