La société internationale n’est plus ce qu’elle était. Dans une vie, pourrait-on dire, avant la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, c’était simple: deux blocs antagonistes -ce que l’on appelait la Guerre froide durant les quatre décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Tel n’est plus le cas dans la période contemporaine, et en partie depuis plus de deux ans. Le Maroc, lui, n’ignore rien de tous les changements intervenus, notamment dans le monde arabe et le Moyen-Orient, ainsi que dans d’autres latitudes. Qui est avec qui? Qui est contre qui?
À un premier niveau d’analyse, il vaut de retenir une approche comparative pour éclairer cette problématique. Précisément, pour ce qui est du 32ème sommet arabe tenu le 19 mai courant à Djeddah, les éléments d’interrogation ne manquent pas. Qui a invité le président ukrainien, Volodymyr Zelenski? Pas la Ligue arabe, mais l’Arabie saoudite, en l′occurrence le prince héritier Mohamed Ben Salmane (MBS). De quoi nourrir cette interrogation: hôte du sommet arabe, 1′Arabie saoudite allait-elle peser de tout son poids pour appuyer la position des pays occidentaux sur le conflit en Ukraine? La mise au point s’est faite le jour même, malgré les critiques du dirigeant de Kiev: la neutralité arabe prévaudra. Autre dossier plus complexe: celui de la réadmission de la Syrie au sein de cette organisation régionale arabe. Elle a été invitée et elle a pris part aux travaux, le président syrien prenant même la parole. La décision du retour de Bachar el-Assad avait été prise auparavant, le 7 mai. Ce fut laborieux: le Qatar s’est mis en retrait à cette occasion. Et le président émirati Mohamed Ben Zayed (MBZ) s’est fait remplacer au sommet de Djeddah par son vice-président. Abou Dhabi, qui prépare la COP 28 sur le climat à Dubaï, à la fin 2023, n’a pas apprécié que son voisin saoudien s’attribue les dividendes de la normalisation arabo-syrienne -une politique du «Saudi first»… À un autre degré de complexification, il faut faire référence à l’accord de normalisation entre l’Arabie saoudite et l’Iran, signé le 10 mars dernier sous l’égide de la Chine. Pékin se distingue ainsi par sa capacité d’influence et d’intermédiation… Voilà bien une agilité diplomatique qui retient l’intérêt et préoccupe les chancelleries et les puissances influentes. Comment s’y retrouver et conforter durablement des relations de coopération et de partenariat avec les uns et les autres?
Attentif à ces évolutions, le Maroc paraît bien s’adapter à cette nouvelle séquence d’articulation des relations internationales dans l’espace où se déploie sa diplomatie. S’il a veillé à ne pas entraver une position consensuelle arabe, i1 n’en reste pas moins extrêmement sourcilleux, voire vigilant, sur ces deux questions: Damas et Téhéran vont-elles réévaluer leur soutien au mouvement séparatiste? Des assurances ont-elles été données par ces deux pays? Et MBS peut-il garantir leur respect? Ce sera donc pratiquement sur pièces, avec des actes concrets, que Rabat appréciera la situation. En attendant, le Royaume est et demeure profondément attaché à deux paradigmes de sa politique étrangère définie au fil des ans par SM le Roi dans ses discours à la Nation et dans ceux adressés à l’extérieur dans le cadre des instances régionales ou internationales. Le premier d’entre eux a été de sortir du champ traditionnel des relations de Rabat avec des partenaires traditionnels, notamment occidentaux, et de se redéployer vers 1′Amérique latine, 1′Asie et surtout 1′Afrique. Voilà -bien avant que l’on ne parle de «multi-alignement» comme on le fait ces derniers mois- un nouveau référentiel de la politique étrangère du Royaume.
Une dimension plus multilatérale donc, qui n’est dirigée contre aucun pays. Elle prend en compte ce crédo: la défense et l’illustration des intérêts supérieurs. Il s’agit là d’une doctrine publiquement et officiellement affichée qui a le grand mérite de la clarté, de la cohérence et de l’efficacité. N’est-ce pas sur cette base-là qu’à l’international, il est désormais aisé aux partenaires de mieux appréhender la nature et la dimension des rapports à nouer et à consolider avec Rabat? Il est vrai qu’elle a un coût diplomatique: le Maroc l’assume, on l’a vu, soit dit au passage, lors des tensions avec l’Espagne et l’Allemagne en 2021-2022. Avec l’Union européenne, c’est la même conduite de principe qui prévaut. Elle est celle-là même de SM le Roi dans son discours à l’occasion du 46ème anniversaire de la Marche Verte, le 6 novembre 2021, en visant à propos de la cause nationale «ceux qui affichent des positions floues ou ambivalentes»: «Le Maroc n’engagera avec eux aucune démarche d’ordre économique ou commercial qui exclurait le Sahara marocain».
Autre paradigme : comme d’autres pays, le Maroc a un référentiel de base, pratiquement intangible et inoxydable, que sont ses intérêts supérieurs. Il faut y ajouter ses intérêts variables suivant les conjonctures et les opportunités pouvant s’offrir. En diplomatie, 1′émergence du multilatéralisme avance et s’accentue même. Au 22ème sommet de 1′Organisation de coopération de Shanghai (OCS), tenu les 15 et 16 septembre 2022 à Samarkand (Ouzbékistan), était présent le président turc Recep Tayyip Erdogan, dont le pays est membre de 1′0TAN. L’OCS a été créée en 2001 par Moscou et Pékin et elle se veut le pendant du traité de l’OTAN et de l’Union européenne. D’autres pays ont évolué du non-alignement au multi-alignement. Le cas le plus significatif est celui de l’Inde qui défendait historiquement le non-alignement, et qui est aujourd’hui l’amie de la Russie, à qui elle achète des hydrocarbures et des armements, tout en faisant partie d’une coopération sécuritaire étroite avec les États-Unis.
Réalisme et pragmatisme, au cas par cas. Opportunisme stratégique? En tout cas, dans un monde en pleine reconfiguration géostratégique, telle paraît bien être la feuille de toute des États qui ont les moyens, les ressources et le leadership nécessaires pour ne pas être «suivistes» et «alignés», mais en mesure d’affirmer une autonomie et une souveraineté éligibles à une réelle identité stratégique. Le Maroc, à marche forcée, a pu et su emprunter cette voie balisée: elle est visible et lisible dans le champ diplomatique, régional, continental et international.