Numéro de janvier 1892
Page 8. À la frontière Est historique du Royaume, la situation tourne provisoirement en défaveur de la France. En renforçant, quelques mois plus tôt, sa présence militaire à El-Goléa, la France produit l’effet escompté inverse sur les habitants de Touât, In-Salah, Tidikelt, Gourara et Timimoun (aujourd’hui devenues des régions algériennes en raison des amputations de territoires marocains opérées par l’Algérie française). Le Royaume a tout de suite revendiqué ces territoires dès les premières semaines de l’apparition de la colonne militaire. Tout le Sahara «oriental», mis à part la ville de Gourara, réclame la protection du Sultan marocain Moulay Hassan 1er: «Le Tidikelt était peut-être disposé à recevoir les Marocains, mais le Gourara, travaillé par les partisans de la France, était trop acquis à l’influence algérienne pour accepter la souveraineté de Moulay Hassan». Touât, la plus prospère ville de la région accueille une délégation de «chefs marocains» pour réitérer son appartenance au Royaume: «deux des chefs marocains envoyés au Touât pour en préparer l’annexion au Maroc sont bien arrivés à Marrakech». Dans la foulée, Moulay Hassan demande des explications à la France et menace de faire intervenir l’armée marocaine: «le Sultan a cru devoir adresser au chargé d’affaires de France à Tanger une lettre où il renouvelle ses prétentions, et lui demande qu’on lui fasse connaitre les griefs que la France peut avoir contre les habitants du Touât, s’engageant à faire à l’avenir la police dans les oasis». Le chargé d’affaires français à Tanger «M. Souhard répondra, assure-t-on, qu’il n’est autorisé à engager aucune discussion avec le gouvernement marocain au sujet du Touât».
Numéro d’avril 1892
Page 8. Un nouveau gouverneur général, Jules Cambon, a été nommé en avril 1891 à Alger. Il va dès son arrivée programmer un voyage dans le Sud-Oranais en ébullition, et changer de stratégie envers le Maroc. Il veut abandonner la manière «forte» et privilégier une «entente» avec le Sultan sur le Gourara et Touât qui comptent «en tout 180.000 âmes, 2.200 cavaliers, 27.000 fusils et près de 10 millions de palmiers». Jules Cambon rédige un courrier à l’attention du gouvernement de Paris où il préconise sa nouvelle stratégie: «C’est de là que peuvent s’élever les difficultés les plus graves, dit-il, si nous tendons à prédominer dans le Sahara central. La proximité du Maroc en est la cause. Nous n’avons aucun motif de pénétrer dans cette région les armes à la main; une occupation violente pourrait coûter cher». Il a en outre ordonné à l’armée de ne pas dépasser Djenan bou Rezeg pour éviter toute escalade avec le Royaume. Il «serait imprudent et presque inadmissible, vu l’état d’esprit dans les oasis si voisines des nôtres, que la France restât inactive et se traçât elle-même une frontière factice par pure négligence», rappelant que «Moulay Hassan a continué d’envoyer des agents de toute sorte dans le Gourara» et qu’il est temps de changer de politique de pénétration en «engageant avec le sultan une lutte courtoise d’influences, et nous avons le droit d’espérer que la victoire restera au plus habile». Le gouverneur général d’Alger évoque pour la première fois l’idée d’un «protectorat» marocain, estimant qu’il faille «des relations suivies avec le Maroc (…) auxquelles nous donnerions sans aller trop loin le nom de protectorat». La vision de Cambon fera son chemin jusqu’à Lyautey, on le sait. Elle devient l’instrument d’une velléité française qui veut coûte que coûte annexer la région.
Malicieux, Jules Cambon va tenter de se rattacher les services du chérif de Ouazzane qui tient son nom de la ville éponyme, située au nord-ouest du Maroc. Ce dernier n’est ni plus ni moins que le chef spirituel de Touât avec lequel il va entrer en négociation secrète durant deux ans: «Le chérif de Ouazzane est le grand maitre de l’Ordre des Taïbias auquel est affiliée une large part de ces Berbères (…) Le chérif de Ouazzane est un des musulmans les plus éclairés de l’Afrique du Nord, très décidé à faire participer ses coreligionnaires aux bienfaits du monde moderne, sans rien abandonner de son autorité mystique.» Aussi Cambon «a sainement jugé que l’intérêt de la France consistait à resserrer les liens intimes qui l’unissent depuis longtemps au chérif de Ouazzane et aux Aoulâd Sidi Cheikh». Pour cela «il s’est réservé toute la direction des négociations et, s’il réussit, c’est à cette résolution qu’il l’aura dû», précise le BCAF. Il convient donc «de répondre par une démarche gracieuse» au chérif de Ouazzane, Sidi el-Hajj Abdelslam qui «a fait élever ses fils au lycée d’Alger, il a même risqué de compromettre pour nous son prestige maraboutique dans le Maroc sans être tout à fait récompensé par nos chargés d’affaires». Un grand destin est prédit par la France au chérif de Ouazzane, car «Il était naturel qu’on l’invitât le premier à esquisser une organisation éventuelle du Touât et du Gourara dans laquelle ses avantages spirituels et temporels seraient évidemment réservés». Cette mission a été confiée à «M. de La Martinière, dont les voyages au Maroc sont bien connus, qui se chargea de présenter au chérif les propositions du gouverneur. Il le fit avec une discrétion, une habileté et une chance rares, il obtint même bientôt mieux qu’on n’espérait, car le chérif consentit à venir à Alger et y attendre le gouverneur alors retenu à Paris par le Sénat». À Alger, on vit Sidi el-Hajj Abdelslam au «théâtre, à peu près vêtu comme un général français, accompagné de deux dames que de longs voiles de soie noire cachaient à tous les yeux».
Page 9. Le projet du gouvernement algérien est le suivant: placer la fédération des Aoulâd Sidi Cheikh de Touât sous l’autorité exclusive du chérif de Ouazzane. Ces Aoulâd Sidi Cheikh de Touât «sont Marocains» et il s’agit de les convaincre de servir la France et enfin «assurer notre succès par l’accord qui ne pouvait manquer de s’établir, en présence du gouverneur de l’Algérie, entre ces Aoulâd Sidi Cheikh orientaux et le grand maitre de l’Ordre des Taïbia». Jules Cambon n’hésite «pas à provoquer, par d’agents habiles, une sorte de plébiscite dans leurs oasis les plus importantes, et il y fut singulièrement aidé par les Marocains eux-mêmes» de la région. Et le bulletin de spéculer sur les succès qui se profilent dans le Sahara: Jules Cambon «ne manqua pas de recueillir sans tarder les fruits de sa politique pacifique, et, pour mieux frapper leurs esprits, réunit ensemble dans le grand salon de son palais de Mustapha supérieur tous ces personnages si divers, debout entre le chérif de Ouazzane, Si Eddin et Si Hamza, et tenant sous son regard, en face de lui, le demi-cercle des députés berbères, le gouverneur retraça en quelques traits le tableau», donnant la parole au chérif de Ouazzane et aux Aoulâd Sidi Cheikh pour inviter leurs fidèles à déclarer hautement qu’ils se plaçaient sous la protection de la France: «Les adhésions solennelles et brèves se succédèrent, et une vingtaine de poignées de mains cordiales scellèrent l’alliance qui garantit enfin notre sécurité dans l’extrême-Sud, si elle ne nous donne pas encore les clefs de Tombouctou.»
Page 11. D’après un calcul qui se révélera faux, ces «villes sont désormais séparées du Maroc et font à présent cause commune avec la France pour le maintien de la paix et reconnaissent en fin de compte son autorité. Les voilà seuls (…) d’ici à peu de temps nous apprenions qu’une députation des Aoulâd-Ba-Djouda ou des Aoulâd-Mokhtar d’In-Salah s’est mise en route à son tour pour Alger ou du moins pour le Mézàb. Ce serait comme la conclusion de la première période de cette campagne saharienne que M. Cambon mène avec un tact et une décision dont l’honneur est très grand et ne revient qu’à lui seul».
Numéro de mai 1892
Page 18. Force est de constater, écrit le bulletin que «la situation ne s’est pas améliorée au Touât (…) plusieurs missions marocaines y étaient arrivées successivement pendant l’été de 1891 (…) les Marocains quittèrent le Touât en novembre» après avoir obtenu «de faire partir pour Fez un «méad» d’une dizaine d’indigènes de la région de Timmi».
Page 19. Le «méad» de Fez ne «représentait qu’une intime fraction de la population du Touât méridional, et le sultan le laissa repartir le 13 février, sans avoir pris de mesures à son sujet. Les tentatives faites de part et d’autre jusqu’en novembre pour provoquer une manifestation de l’opinion au Touât, étaient restées également infructueuses».
Mais les «djemaa de la plupart des districts se décidèrent à une démarche collective auprès du sultan. Dans les derniers jours de décembre et au commencement de janvier, deux grandes députations se mirent en route pour le Maroc. La première, comprenant environ quarante indigènes de Bonda, Tamentit, Bou-Faddi, Zaouia Kountah, c’est-à-dire des principaux districts du Touât méridional, arriva à Fez le 11 février et la seconde, composée de cinquante indigènes des différents cantons du Gourara, y compris les Khénafsa, le 25 février». Dans ces «méad» figuraient les principaux notables de plusieurs djemaa, notamment ceux de la djemaa de Timmimoun, chef-lieu du Gourara. Neuf caïds ont été désignés parmi eux par le sultan, comme ses représentants au Touât. Ils étaient attendus dans les oasis pour la fin d’avril, les deux députations ayant quitté Fez en mars.
Au moment même où celles-ci arrivaient à la cour marocaine, le fameux chérif d’Ouezzane, vendu à la France, fait un voyage à Alger pour prêter le concours de son influence à l’action engagée au Touât par le Maroc. «Il est rentré de sa mission au commencement d’avril, souligne ce document, après avoir reçu partout un accueil hostile et s’être vu refuser l’entrée de tous les ksour où il s’est présenté, en dehors du territoire qu’habitent les clients des O’Sidi Cheikh.»
Numéro de novembre 1892
Page 3. Le BCAF rapporte les propos d’une dépêche de l’Agence Havas (fondée en France en 1835) dans son édition du 24 octobre 1892: «On mande de Tanger que le Sultan du Maroc aurait définitivement réussi à installer ses caïds au Touât, au Gourara et au Tidikelt.» A Marrakech, le bruit court «que cette prise de possession a eu lieu avec le consentement de la France», celle-ci n’a pas réagi et a laissé faire Moulay Hassan. En voici le contexte: «Le 27 août, la djemaa du ksar des ouled Saïd, où étaient représentés tous les quartiers du Ksar El Kébir, les délégués de Tabelkosa, d’El Hadj, de Guelman, d’El Mansour, du vieux Khali, etc., a reçu le caïd Mahomed Al Salula, représentant le marabout d’Elhobur, qui s’est présenté avec une lettre du Sultan du Maroc.» Lorsque certaines tribus des frontières Est ont fait valoir la protection du chérif de Ouazzane, leur chef spirituel, et de la France qui croyait avoir gagné la partie du Touât, il leur a été répondu, dit le bulletin «que la France se désintéresserait des oasis et que le chérif d’Ouazzan avait écrit à Moulay-Hassan qu’il pouvait agir en son nom. Le caïd a lu à l’assemblée la lettre du chérif et a fait connaitre que les djemaa d’El Hadj, de Guelman, d’El Mahbrouck, de Tilun, d’Ingelet, de Teganet, d’Enabat, de Chergui, de Rardi, etc., et presque toutes les djemaa du Touât et du Tidikelt s’étaient inclinées devant cette lettre (…) La majorité des cheikhs a décidé d’offrir au Sultan de l’or, de l’ivoire et une tête par troupeau comme preuve de fidélité.» Surpris par l’offensive marocaine, le gouvernement algérien considère «évidemment faux que la France ait autorisé l’installation des caïds marocains dans le Touât». Et de crâner que la question du Touât est demeurée un objectif vital, «nous la réglerons quand nous le voudrons, à notre heure, sans consulter personne».
Page 4. L’option «Guerre» refait surface à Paris, car il s’agit «de mettre fin à toute velléité des Touatiens de secouer notre domination. Nous le rappelons avec quelque insistance, parce que si la reconnaissance finale de notre suprématie par toutes les oasis du Gourara, du Tidekelt et du Touât ne saurait faire de doute, il est hélas, à prévoir que l’effort décisif à exercer sera en raison directe du temps qu’on aura perdu avant d’agir».
Ici s’achève les notes d’information du BCAF, année 1892. Une année riche en actions diplomatiques marocaines pour conserver les territoires à l’Est du Royaume. Après l’euphorie de la méthode «Cambon», la France rétropédale et se rend compte que le bras de fer va continuer avec un Maroc têtu, aux délégations bien implantées dans les régions orientales, qui ne cédera que sous le poids de l’invasion de l’armée près de dix ans après le début des hostilités.