On aime à croire que des causes exclusivement politiques empêchent l’UMA. Or, ce n’est pas seulement la question du Sahara marocain qui tétanise Alger. Et la raison que je vais évoquer ici n’est pas politique, mais économique. Rien ne se fera dans les circonstances actuelles. Car il existe dans le dossier de l’UMA un aspect sibyllin qui va toujours bloquer la zone de libre-échange économique. Qui dit libre-échange implique une ouverture des marchés au libéralisme économique et à la concurrence des produits dans les 5 États membres. C’est une condition sine qua non de l’UMA. Par son économie oligarchique, l’Algérie fait figure d’intruse dans le modèle libéral susceptible d’être développé dans la région. Jamais ce pays ne voudra d’une unité des marchés dans le Maghreb. Son système financier et banquier n’est pas éligible pour la libre circulation des produits. Tout comme la structure militaro-oligarchique qui détient l’économie et les importations.
Depuis l’Indépendance de l’Algérie et le socialisme économique prôné par Boumediene, le système a fonctionné avec la mise en orbite des militaires dans le tissu des affaires. Une composition mafieuse implantée depuis des lustres dans l’environnement des marchés, composée par les familles et les héritiers des grands commis de l’armée. Beaucoup de militaires en Algérie ont prospéré dans les affaires et détiennent désormais, avec leurs héritiers ou leurs protégés civils, la clef de l’économie du pays. Le modèle «libéral» algérien ne l’est que de façade, il est pris en otage par un petit nombre d’individus qui font la pluie et le beau temps dans les importations et la surfacturation. Qu’attendre donc de l’UMA dans cette perspective?
Le double régime de change en Algérie alimente une culture de rente et paralyse l’entrepreneuriat dans ce pays. On ne le souligne jamais assez, mais les caciques du régime d’Alger sont assurés de faire des bénéfices substantiels qui défient toutes les lois de marché, rien qu’en activant le levier des surfacturations à l’import. Le dollar que la Banque d’Algérie leur vend à 135 dinars, ils le revendent au marché noir à 230 dinars. Ils réalisent ainsi un bénéfice net de 58% rien qu’en passant de la Banque d’Algérie au Square Port-Saïd –nom d’un jardin à Alger où officient les cambistes du marché noir et qui fait office de la véritable Bourse qui fixe le taux réel du change des devises.
L’armée algérienne va continuer à s’accrocher à son empire juteux. Malgré les pressions du Fonds monétaire international pour ouvrir les marchés à la concurrence, les généraux disent niet à une réforme en profondeur du système. Quitte à plonger le pays dans le chaos, qui semble se profiler désormais. Encore ce 1er mai, le président algérien a symboliquement claqué la porte à l’UMA: «Je refuse d’aller vers les institutions monétaires internationales et de choisir l’option de l’endettement du pays», a-t-il martelé s’érigeant en défenseur du peuple algérien, révélant en vérité que personne ne souhaite voir apparaitre un libre marché et une économie concurrentielle à Alger.
La première condition de l’UMA dont ne veulent pas les oligarques a trait à un vaste plan de privatisations des banques et des entreprises contrôlées par le pouvoir et utilisées comme des outils politiques pour la gestion des intérêts de l’État. Sans ces privatisations urgentes et nécessaires en Algérie, impossible de parler d’un marché commun dans le Maghreb. Mais la seconde condition pour créer l’UMA est plus révoltante pour Alger puisqu’elle s’attaque au fondement même de l’économie algérienne. Il s’agit dans le projet du grand Maghreb de libéraliser les importations des produits qui entrent en Algérie quand ils proviennent des autres pays membres. C’est-à-dire que chaque pays va pouvoir écouler ses propres produits manufacturés dans les autres pays membres, ainsi que les produits issus des accords de libre-échange avec des partenaires économiques étrangers.
Le système des importations en Algérie n’est rien d’autre qu’une vache à traire de la mafia militaro-politique avec ses 45 millions de consommateurs en aval, sur lesquels se déverse une camelote de marchandises souvent douteuses. Entre les produits qu’ils importent et la masse algérienne, ces rentiers de la honte jouent le rôle d’intermédiaires et racolent d’appréciables revenus. On se souvient du ballet des ministres après l’intronisation de Tebboune, annonçant devant les médias le nombre de licences d’importation accordées à chaque type de produit, de base ou de luxe, en Algérie. Ces licences, véritable caverne d’Ali Baba entre les mains du pouvoir, servent aussi à récompenser ou au contraire punir les oligarques. Nos voisins exercent une partialité désespérante en matière économique. Pour tous les produits de nécessité, du lait à la voiture, en passant par les médicaments, l’électronique ou les produits alimentaires, la règle de l’importation n’est jamais la libre et saine concurrence. Elle ne pourra l’être tant que le système militaro-politique restera en place.
Prenons l’exemple du lait et imaginons, demain, l’UMA. Le Royaume possède plusieurs marques nationales renommées, du lait entier au lait sans lactose, en passant par le demi-écrémé, l’écrémé ou le bio, le choix est vaste. Si le lait marocain venait à s’exporter en Algérie, c’est la fin des licences d’importation du mauvais lait en poudre que boivent les Algériens. On peut multiplier les exemples. L’Algérie d’aujourd’hui a trop à perdre économiquement avec la mise en place de l’UMA. Son économie mafieuse s’en trouvera détruite irrémédiablement par le jeu de l’offre et de la demande. Tant qu’elle est aux manettes du pays, la caste économique algérienne ne cédera pas un iota sur le projet du Maghreb. Car celui-ci signifie l’effondrement définitif du système économique en Algérie.
C’est un système verrouillé. Il y eut sous l’ère Bouteflika une première et dernière tentative d’ouverture de l’Algérie à l’économie libérale, et cela s’est terminé en scandale du siècle. À l’époque, le pouvoir en place a utilisé un certain Rafik Khalifa, prête-nom de l’oligarchie, qui de fils de pharmacien mezlot (sans le sou) allait devenir un magnat des affaires et créer un petit empire économique à la fin des années 1990, lançant entres autres affaires de taille nationale une compagnie aérienne démesurée (Khalifa Airways) ou une banque privée (El Khalifa Bank). Rafik Khalifa avait été instauré en Champion national et chargé d’insuffler un vent de libéralisme concurrentiel dans la perspective d’adosser les marchés à une nouvelle dynamique concurrentielle et aux normes capitalistes. Mais cette sortie libérale de la junte allait susciter le plus gros scandale financier de l’histoire de l’Algérie. À son arrestation en 2007 en Angleterre à la suite d’un mandat d’arrêt français, pour vol et escroquerie chiffrés en milliards, son avocat avait révélé devant la justice à Londres, puis à Blida où il fut extradé et jugé en 2015 (18 ans de prison ferme), que la taupe économique Rafik Khalifa avait tout bonnement reçu l’argent et les ordres des militaires et de Aziz Bouteflika himself pour faire tout ce qu’il a fait. Même Abdelmadjid Tebboune a été corrompu par Khalifa. Ne jamais oublier que du temps où il était ministre de l’Habitat, l’actuel président algérien a dû se justifier devant le tribunal criminel de Blida au sujet d’une carte de crédit internationale gracieusement offerte par Rafik Khalifa. Tebboune a même avoué au juge qu’il «connai[ssait] Khalifa Abdelmoumene Rafik et [l’avait[ rencontré en 2001, et [lui[ avait demandé si la banque qu’il possédait procédait au change, car [s]es enfants s’apprêtaient à voyager et manquaient de devises». Rien d’étonnant dès lors qu’un pays, dirigé par un gang militaro-politique, se bunkérise contre l’UMA.