Dans cette interview avec Le360, l’historien, géographe et ethnologue français Bernard Lugan analyse les points saillants de son nouvel opus «Le Sahara occidental en 10 questions» paru aux éditions Ellipses (Paris), allant de la marocanité du Sahara occidental et oriental d’un point de vue historique et juridique jusqu’à la déroute du régime algérien dans ce dossier, en passant par le principe de l’acte de la Baïa et le réchauffement en cours dans les relations entre le Maroc et la France.
Le360: dans votre dernier livre «le Sahara occidental en 10 questions», vous avez opté pour une méthodologie didactique et pédagogique. Comment vous est venue l’idée d’écrire un tel ouvrage? Était-ce un exercice facile ou plutôt difficile?
L’idée m’est venue après la publication de mon «Histoire du Maroc». J’ai donné pas mal de conférences en Europe et chaque fois que je faisais une conférence, des questions étaient posées sur le Sahara occidental. En Europe, les gens ont été un peu déformés par la propagande algérienne. Ils me posaient donc des questions. Je me suis dit qu’il fallait sortir un livre qui fasse vraiment le point sur le sujet pour expliquer en quelques dizaines de pages la réalité historique de la marocanité du Sahara. Au Maroc, tout le monde le sait et a conscience de ce lien ombilical, mais pas en Europe.
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Il s’agit donc d’un livre fait pour un public européen et nord-américain. Les Marocains y trouveront également leur compte. Je me suis rendu compte en faisant mes conférences au Maroc et dans ses universités que les Marocains sont patriotes. Pour eux, il n’y a pas de discussion: le Sahara dit occidental est marocain. C’est un livre destiné à donner des arguments aux Marocains et à faire découvrir cette question aux Européens et aux Américains.
Dès le début de votre livre, vous relevez un point important à savoir celui du droit international et de la résolution 1514 de l’ONU de décembre 1960. Développez un peu plus cet aspect juridique, et pour quoi n’est-il pas suffisamment exploité dans l’argumentaire marocain?
C’est fondamental. Nous sommes en présence d’un télescopage entre deux versions du droit international. Il y a la version qui dit que les frontières issues de la colonisation sont les frontières officielles des États postcoloniaux, ce qui va permettre à un pays comme l’Algérie de dire qu’il n’y a pas de discussion possible dans les frontières séparant le Maroc et l’Algérie puisqu’elles sont issues de la colonisation. Le problème est que l’ONU ne dit pas exactement cela. Dans sa résolution 1514, l’ONU dispose: «Les territoires coloniaux arrachés à un pays souverain ne peuvent avoir une forme de décolonisation autre que leur réintégration au pays d’origine duquel ils ont été dissociés.» L’article 6 de la même résolution stipule dans le même sens que «si un État a été démembré par le colonialisme, il a le droit de recouvrer son intégrité territoriale après sa décolonisation».
«Comment voulez-vous faire comprendre à un juriste international européen qui fonctionne selon le système des droits individuels et de séparation des pouvoirs, la notion de la Baïa ?»
— Bernard Lugan
Donc, le principe du droit frontalier hérité de la colonisation s’applique à d’autres pays que le Maroc. Il s’applique aux pays nouveaux, et qui sont nés de la décolonisation. Mais deux vieux empires millénaires comme le Maroc et l’Éthiopie sont dans une tout autre logique. Et le Maroc, comme l’Éthiopie, sont amputés au profit d’États nouveaux. L’Éthiopie a été amputée au profit de l’Érythrée qui est une pure création coloniale, et le Maroc est amputé du Sahara dit occidental ainsi que du Gourara, Tidikelt, Tindouf, etc. Il y a une opposition entre deux conceptions juridiques. Et je trouve que la partie marocaine devrait plus se battre sur cette définition.
Qu’est-ce qui explique, d’après vous, cette incompréhension par le juridisme international et européen de la Baïa, principe fondamental du droit national marocain?
Tout simplement parce que le droit international est un droit postcolonial créé après les deux conflits mondiaux. Ces deux conflits ont été européens et ont débouché sur la création d’un droit international qui s’applique à des conceptions européennes et non pas au reste du monde. Ce droit international ne s’applique ni à la Chine, ni à l’Inde, ni au Maroc millénaires. Comment voulez-vous faire comprendre à un juriste international européen qui fonctionne selon le système des droits individuels et de séparation des pouvoirs, la notion de la Baïa qui fait que le Souverain détient à la fois l’auctoritas et la potestas.
«Dès le 16ème siècle, il y a des accords internationaux entre le Maroc et l’Espagne à propos de la reconnaissance espagnole du Sahara dit occidental comme possession marocaine.»
— Bernard Lugan.
Vous affirmez que les puissances européennes ont toujours considéré le Sahara comme marocain. Comment expliquez-vous l’aveuglement actuel de ces mêmes puissances envers la marocanité du Sahara?
La méconnaissance historique et les calculs politiques. Dans mon livre, je cite de très nombreux textes. Dès le 16ème siècle, il y a des accords internationaux entre le Maroc et l’Espagne à propos de la reconnaissance espagnole du Sahara dit occidental comme possession marocaine. Tout simplement parce que les Espagnols sont installés aux Îles Canaries où ils vont développer une activité de séchage par le sel du poisson. Et, bien sûr, les Espagnols vont négocier avec les sultans marocains des accords pour permettre de sauver les marins qui peuvent se naufrager ou se faire capturer dans le littoral du Sahara dit occidental. Il existe également des textes anglais et français et jusqu’à la veille du protectorat, nous avons des accords passés entre le Maroc et des puissances européennes concernant la fréquentation du Sahara dit occidental. Nous avons des textes marocains qui attribuent, par exemple, des droits de pêche aux Canariens. Si le sultan attribuait des droits, c’est qu’il était lui-même souverain de cette région.
Vous affirmez que la question du Sahara occidental n’est, en réalité, qu’un conflit artificiel qui a permis à l’Algérie d’écarter le processus de décolonisation qu’elle aurait dû mener chez elle en 1962 en rendant au Royaume les territoires historiquement marocains comme Tindouf, la Saoura, le Touat, Colomb-Béchar, le Gourara, le Tidikelt, etc. Expliquez un peu plus ce point précis.
Si l’on avait appliqué la résolution 1514 de l’ONU, l’Algérie aurait dû, en 1962, procéder soit à une restitution de ces territoires anciennement marocains et qui avaient été détachés du Maroc par la France, soit procéder à un référendum et demander aux populations de Tindouf, de Tidikelt, du Gourara, du Touat, de la Saoura et de Colomb-Béchar s’ils voulaient retourner à leur patrie d’origine ou accepter d’être rattachées à leur nouvelle patrie née des partages coloniaux et de la volonté coloniale française. L’Algérie n’a pas mené ce référendum au sein de ces territoires du Maroc et a prétendu vouloir imposer un référendum à des territoires marocains qui étaient sous colonisation espagnole et que l’Espagne a décolonisés en 1975, et qui ont fait leur retour au Maroc.
«Les discours royaux marocains sont des discours d’ouverture, de pacification et de fraternité. En face, les discours algériens sont des discours de récrimination.»
— Bernard Lugan.
Aujourd’hui, le Sahara est dans son Maroc, mais, en face, l’Algérie continue de s’enferrer dans un jusqu’au-boutisme inédit et dans une impasse extrêmement difficile. Que reste-t-il au régime algérien comme prochaine manœuvre?
Pour l’observateur extérieur que je suis, c’est tout à fait frappant. Je me suis beaucoup intéressé ces dernières années aux textes et aux déclarations officielles à la fois d’Alger et de Rabat. Quand vous comparez les discours de Sa Majesté Mohammed VI avec ceux de Tebboune, vous êtes frappés par une chose: les discours royaux marocains sont des discours d’ouverture, de pacification et de fraternité. Le Roi du Maroc tend la main et, en face, les discours algériens sont des discours acerbes de récrimination. L’analyse que l’on peut faire est que les autorités algériennes ont compris que la cause était perdue et n’ont pas su saisir l’opportunité de sortir par le haut, offerte par le plan marocain d’autonomie qui était un moyen pour l’Algérie, qui avait conscience que son combat pour le Polisario était perdu, de ne pas perdre la face et de sortir par le haut en adhérant d’une manière ou d’une autre à ce plan.
«L’Algérie, qui est l’héritière de la France, regarde toujours derrière, alors que le Maroc regarde devant.»
— Bernard Lugan.
La France a reconnu économiquement la marocanité du Sahara en attendant la reconnaissance politique. Comment voyez-vous ce réchauffement dans les relations entre le Maroc et la France et quelles seraient ses conséquences sur les relations entre Paris et Alger?
La France a toujours reconnu les droits marocains. Elle ne l’a pas affirmé d’une manière officielle par une loi ou une déclaration gouvernementale, mais la France a été l’un des premiers pays à reconnaitre le processus.
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Je n’aime pas parler de la politique de mon pays à l’étranger, d’autant plus que je suis très critique envers cette politique. La seule chose que je pourrais dire, c’est qu’il y a en France un lobby algérien très fort et qui est essentiellement un lobby de gauche. La gauche française a toujours eu de la sympathie pour l’Algérie. Pour être plus simple, la droite française est pro-marocaine et la gauche française est pro-algérienne, à quelques exceptions près. Et cela remonte à des conceptions idéologiques très anciennes. L’Algérie, qui est l’héritière de la France, regarde toujours derrière, alors que le Maroc regarde devant.
«Les populations du Sahara dit occidental étaient tournées par la Baïa vers les sultans du Maroc et la prière était dite au nom des sultans.»
— Bernard Lugan.
Vous expliquez que le Sahara occidental est une définition géographique, mais que l’Algérie a toujours essayé d’en faire une définition politique. Pour quoi selon vous?
Le Sahara occidental n’existe pas. Il y a l’ouest du Sahara, le centre du Sahara et l’est du Sahara. Le Sahara est un désert qui part de la mer Rouge et qui va jusqu’à l’Atlantique. Dans ce désert, il n’y a jamais eu d’État du Sahara occidental, comme il n’y a jamais eu de peuple du Sahara occidental. C’est une définition purement géographique. L’Algérie a transformé cette définition pour tenter d’en faire une réalité politique, ce qui ne correspond ni à la réalité géographique, ni à la réalité politique, ni à la réalité ethnographique, ni à la réalité religieuse. Les populations du Sahara dit occidental étaient tournées par la Baïa vers les sultans du Maroc et la prière était dite au nom des sultans du Maroc.