Des frontières de sang aux frontières de la raison

Rachid Achachi.

ChroniqueAprès une parenthèse sanglante entamée avec ce qui fut qualifié de «Printemps arabe», et après être passé par des guerres civiles (Syrie) et des guerres par procuration (Yémen), la région semble se consolider et retrouver un nouvel équilibre sur des bases plus réalistes. Ainsi, la juxtaposition des frontières politiques et ethno-confessionnelles, qui donnaient jusque-là lieu à des tensions et des rivalités régionales, semble s’éteindre graduellement au profit des seules frontières politiques.

Le 20/04/2023 à 12h00

En 2006, un lieutenant-colonel de l’armée américaine du nom de Ralph Peters a publié dans le Armed Forces Journal un article intriguant du nom de «Blood borders: How a better Middle East would look», en français «Les frontières de sang: à quoi pourrait ressembler un meilleur Moyen-Orient».

Animé par un élan prétendument humaniste et pacifiste, Peters attribue la balkanisation actuelle du Moyen-Orient aux ingérences historiques de l’Occident et qualifie les frontières actuelles de «dégoûtantes», les accusant d’être à l’origine des conflits et instabilités actuels dans la région. Il propose par conséquent d’imaginer de nouvelles frontières pour la région, avec des fondements non pas historiques ou politiques, mais naturels et ethno-confessionnels. Cette perspective était dans l’esprit du temps à l’époque, au moment où la doctrine de Washington pour la région consistait à remodeler par la force cet énorme espace géopolitique, qualifié par la nomenclature américaine de «Grand Moyen-Orient».

Il propose dans cet article une nouvelle carte avec de nouvelles frontières, dont l’éventuelle réalisation passerait nécessairement par un charcutage et un démembrement de quasiment tous les États de la région.

Ainsi, l’Irak se voit divisé en trois États: un Irak sunnite au Sud-Ouest, un Irak chiite au Sud-Est avec pour capitale Al Basra et qui intègre au passage une partie de l’Est saoudien, et un Kurdistan indépendant au Nord avec pour capitale Kirkuk, au détriment aussi de l’intégrité territoriale de la Turquie et de l’Iran.

Quant au démembrement théorique de l’Arabie saoudite, il est pour le coup total. En plus de sa partie Est que le Royaume devra perdre au profit d’un micro-État chiite irakien, le Royaume devra aussi abandonner une partie importante de son territoire au Nord-Ouest au profit d’une «Grande Jordanie», mais aussi une partie du Sud au profit du Yémen. De même, la Mecque et Médine forment une sorte de Vatican musulman indépendant, dont la présidence reviendrait à tour de rôle à chaque pays musulman.

La carte s’étant depuis largement diffusée sur le Net, j’invite les plus curieuses et curieux d’entre vous à y jeter un coup d’œil pour mieux comprendre le désir de certains pays de la région de s’émanciper de la tutelle mortifère de Washington, quitte à s’allier à leurs pires ennemis d’hier. En témoigne la récente réconciliation entre Riyad et Téhéran, puis entre Riyad et les Houthis, toujours en cours, et encore plus récemment entre Riyad et Damas, suite à la visite du ministre saoudien des Affaires étrangères en Syrie.

Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts, et le conflit russo-ukrainien a donné lieu à une nouvelle dynamique dans la région, aux antipodes des desiderata des faucons américains. Effectivement, après une parenthèse sanglante entamée avec ce qui fut qualifié de «Printemps arabe», et après être passé par des guerres civiles (Syrie) et des guerres par procuration (Yémen), la région semble se consolider et retrouver un nouvel équilibre sur des bases plus réalistes. Ainsi, la juxtaposition des frontières politiques et ethno-confessionnelles, qui donnaient jusque-là lieu à des tensions et des rivalités régionales, semble s’éteindre graduellement au profit des seules frontières politiques. Les frontières visibles (politiques) prennent par conséquent le dessus sur les frontières invisibles (culturelles), créant ainsi une nouvelle base de coopération politique et économique vitale pour la région, à une époque où la multipolarisation du monde donne lieu à un niveau d’incertitude comme on n’en a pas connu depuis longtemps. Le principe d’intégrité territoriale et de souveraineté sort ainsi renforcé et grandi, au profit de tous les pays non occidentaux, dont le nôtre.

Si j’étais obligé de trouver un parallèle historique à ce que vit la région actuellement, un seul évènement me vient à l’esprit: le Traité de Westphalie signé par plusieurs puissances européennes en 1648 et qui mit non seulement fin à la guerre de 30 ans entre catholiques et protestants, mais consacra aussi le primat de la souveraineté politique des États sur la souveraineté spirituelle des Églises. Les parallèles que l’on peut établir sont nombreux, mais on s’arrêtera là pour le moment.

Qu’en est-il du Maroc face à cette dynamique? Eh bien, nous avons toutes les raisons de croire qu’elle nous profitera très certainement dans les années à venir, et ce, pour différentes raisons.

Premièrement, le Maroc fut précurseur dans sa capacité à percevoir le danger d’une fragmentation du monde musulman sur des bases idéologiques, ethniques et confessionnelles.

Souvenons-nous à ce propos du discours historique de Riyad, prononcé par Sa Majesté le Roi Mohammed VI en 2016, qui fut l’occasion de mettre en exergue, dans une perspective géopolitique, le principal danger qui plane sur le monde arabo-musulman en ces termes:

«... La région arabe vit, en effet, au rythme de tentatives de changement de régimes et de partition des États, comme c’est le cas en Syrie, en Irak et en Libye, avec tout ce que cela comporte comme tueries, exodes et expulsions d’enfants de la patrie arabe.

… Il y a cependant de nouvelles alliances qui risquent de conduire à des divisions et à une redistribution des cartes dans la région. Ce sont, en réalité, des tentatives visant à susciter la discorde et à créer un nouveau désordre n’épargnant aucun pays, avec des retombées dangereuses sur la région, voire sur l’état du monde.

Pour sa part, tout en restant attaché à la préservation de ses relations stratégiques, le Maroc n’en cherche pas moins, ces derniers mois, à diversifier ses partenariats, tant au niveau géopolitique qu’au plan économique».

À l’époque, très peu ont compris la profondeur et la subtilité de ce discours royal. Aujourd’hui, soit sept ans plus tard, l’Arabie saoudite et de plus en plus de pays commencent à le comprendre. Comme dit l’adage, «mieux vaut tard que jamais».

Maintenant, si l’on devait s’inscrire dans une démarche prospective, il apparaît évident que cette nouvelle dynamique de consolidation politique et géopolitique ne saurait s’arrêter au Moyen-Orient et qu’après l’achèvement de sa réconciliation avec l’Iran, les Houthis et la Syrie, Riyad va très probablement projeter sa nouvelle action diplomatique sur le Maghreb, afin d’éteindre les dernières poches d’instabilité et les dernières fractures qui divisent et affaiblissent le monde arabo-musulman.

Dans cette perspective, il n’est pas exclu que d’ici quelques mois, l’Arabie saoudite ainsi que d’autres monarchies du Golfe procèdent à un recadrage diplomatique en bonne et due forme de l’Algérie, afin de l’obliger à s’asseoir autour de la table des négociations avec le Maroc, afin de l’amener, tout en lui permettant d’une manière ou d’une autre de sauver la face, à reconnaître l’intégrité territoriale du Maroc et sa pleine souveraineté sur tout son territoire. En cas de refus et d’obstination d’Alger, les monarchies du Golfe pourraient décider de qualifier et de classer le «Polisario» comme organisation terroriste, et par conséquent l’Algérie comme pays hébergeant et soutenant le terrorisme dans la région.

Ainsi, le Maroc doit trouver, comme il sait très bien le faire, la manière idoine de soutenir et d’aider à accélérer implicitement cette dynamique au Moyen-Orient, sans pour autant se mettre à dos les chancelleries occidentales. Sur ce volet, je ne m’inquiète pas trop. Par contre, quant au manque cruel de réalisme d’Alger, il y aura malheureusement toujours matière à s’inquiéter.

Par Rachid Achachi
Le 20/04/2023 à 12h00