L’annonce est à peine croyable. Pourtant, elle est bien réelle. «Cherchons soudeurs marocains communiquant en français ou en anglais». C’est tout ce qui est demandé, dans cette offre d’emploi en provenance… du Canada, adressée à nous autres, Marocains. En échange, des salaires attrayants, une bonne prise en charge sociale, des heures de travail rationnelles, de la HSE (hygiène, sécurité et environnement), une citoyenneté (et une dignité) avec effet immédiat. On repassera sur d’autres attraits: des paysages à couper le souffle, une hospitalité légendaire, celle d’une nation bâtie sur l’immigration, une certaine idée de la tolérance (la vraie)…
Mais cette question s’impose: que peuvent-ils donc bien avoir de si spécifique, ces soudeurs marocains? Pourquoi cette demande, si particulière, en échange d’une offre, celle, en définitive, d’un changement total de vie, aussi global que fort intéressant? Seuls les émetteurs de cette offre le savent. Et ils le savent fort bien, d’ailleurs.
Ce qui vaut pour les soudeurs marocains, le vaut également pour les comptables, médecins et infirmiers, instituteurs, petits, moyens et grands cadres et cette tendance est déjà lancée depuis le bug de l’an 2000 et le passage à l’euro. Une tendance désormais confirmée, et durable, avec cette grande nouveauté, universelle, tous azimuts, et touchant tous les aspects que peut recouvrir une vie: la digitalisation. Il faut donc à cet Occident, déjà riche, déjà grandement développé, des ingénieurs, des développeurs web, des consultants, des techniciens, des designers, des traffic managers… C’est immense.
Il en faut d’abord depuis le Maroc, un pays qui aspire à son propre développement, à une nécessaire modernité, où les talents ne manquent pas mais où les vraies compétences se font rares. Un pays qui déploie, malgré tout, des moyens colossaux pour former des jeunes, aptes à travailler, à produire, dans de grandes écoles, publiques, gratuites, et où seul le mérite compte. Mais ce pays, le nôtre, se retrouve démuni de ces compétences qu’il a formées, une fois ce diplôme et une expérience probante en poche. Logique, puisqu’en face, c’est un giga, un super marché de l’offre et de la demande, devant lequel le Maroc ne peut, évidemment rivaliser.
Que fait-on, alors?
Oui, on peut transformer le risque en opportunité, pour enfin revoir nos stratégies de formation professionnelle, miser sur les secteurs porteurs et «massifier» l’offre, là où il y a, actuellement, le plus de demande. Ce sera efficace et cette tendance obéit à un cycle long, la digitalisation étant, en soi, une quatrième révolution industrielle. Oui, les Marocains, en bonnes éponges, apprennent vite et bien. Ils s’adaptent à leur environnement, quel qu’il soit. Ils sont braves et, contrairement aux rumeurs, travailleurs. Oui, on peut faire en sorte qu’il y en ait pour tout le monde. Mais, et c’est là une règle de base dans notre réalité, ce seront toujours les meilleurs qui partiront. Des entreprises viables, des cabinets de recrutements spécialisés, des chasseurs de têtes, des politiques d’Etat existent pour cela, en France, au Canada, et même aux Etats-Unis pour peu qu’on baragouine un peu l’anglais.
Ce que ces entreprises et ces Etats offrent, ce ne sont pas seulement de meilleures conditions de travail, de meilleurs salaires et une bonne offre de soins et d’éducation. Ce qu’ils offrent, c’est un cadre global où les droits sont respectés, les nécessités remplies, l’épanouissement possible et l’ascenseur de l’avancement social en parfaite marche.
Ce que nos responsables, privés comme publics, feignent d’ignorer, c’est que les compétences marocaines sont aujourd’hui, et plus que jamais, conscientes de leur valeur. Qu’elles sont ouvertes sur le monde et qu’elles regardent ce qui s’y passe. Qu’elles se sont individualisées, qu’elles ne réfléchissent plus en fonction du groupe, et qu’elles pensent d’abord à leur bien-être et à celui de leurs (très) proches. Guérir cette tendance, celle de la fuite des cerveaux, c’est agir sur de nombreux paramètres. C’est améliorer le quotidien, les salaires, les conditions de travail, et de vie. C’est assurer une bonne éducation, de bons soins de santé. C’est garantir les libertés individuelles et collectives. Le libéralisme, ce qui fait éminemment la puissance d’un Etat, c’est tout cela à la fois.
Prétendre juguler le problème, et c’en est un, majeur, c’est aussi être en capacité de dire à nos amis français, à nos co-terriens Canadiens qu’il faut en finir avec leurs velléités impérialistes d’antan. Que le co-développement passe par le respect de la souveraineté d’un pays sur les têtes qu’il a, mine de rien, bien formées. A coup de lourds investissements publics et de bons formateurs. Oui, il y en a encore. En attendant, et en off, on nous a bassiné avec des discours défaitistes, chargés de grandes doses d’impuissance.
Il reste ce bémol: cet acharnement dont ces pays, symboles de la bien-pensance et de l’émancipation des individus et des peuples, font preuve pour nous appauvrir de notre capital premier: le capital humain. Avant, la colonisation aidant, des pays comme la France nous pompaient nos richesses naturelles. En pleine expansion industrielle, ils nous subtilisaient nos travailleurs, des bras tout juste bons à raccorder, à la chaîne, et sur le dur rythme des 3x8 heures, deux câbles dans les usines Renault. Aujourd’hui, ce sont nos cerveaux qu’ils picorent allègrement. En former davantage, c’est juste un moyen d’en fournir plus à un marché mondialisé, toujours plus gourmand en compétences, compétitif à tous points de vue et offrant un cadre de vie, de libertés, des plus alléchants.
A la fin de la journée, comme le résume si bien ce Directeur administratif et financier dans une PME marocaine, en manque de sérieuses compétences, «il vont nous prendre tous nos cerveaux, et nous allons nous retrouver avec des corps sans tête». Que fait-on? Alors?